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Ballet de l’Opéra de Lyon, Danser Encore

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 1 octobre 2021

Nommée à la direction du ballet de l’Opéra de Lyon en février 2020, Julie Guibert a vu sa prise de poste coïncider avec l’annonce du premier confinement. Après un premier temps de sidération, elle imagine le projet Danser Encore : 30 solos pour les 30 danseurs du ballet de l’Opéra de Lyon. Répondant aux distances sociales imposées et à l’obligation de fermeture des lieux de création et de diffusion, ce projet fédérateur élaboré pendant ce temps suspendu a permis à la compagnie de garder les yeux rivés sur la scène, comme un horizon vital. Rencontre avec l’instigatrice de cette aventure collective, Julie Guibert.

Vous avez initié la saison dernière Danser Encore. Pourriez-vous retracer la genèse et l’histoire de ce projet ?

Nous sommes au printemps 2020, à l’heure où le confinement devient mot d’ordre planétaire. C’est à ce moment précis que je prends la direction du Ballet de l’Opéra de Lyon, saisie comme tout le monde de stupéfaction : il nous faut demeurer retranchés, immobiles. J’entame alors une correspondance épistolaire avec chacun·e des interprètes du Ballet pour tisser malgré tout nos liens nécessaires, et pour interroger notre désir de nous retrouver, de nous rapprocher, de danser encore, de nouveau. La genèse de ce projet se trouve ici même, dans la sidération vécue et dans notre détermination à garder les yeux rivés sur la scène, comme un horizon vital. Alors, dans le dialogue, nous interrogeons notre désir de danser depuis l’immobilité dans laquelle nous sommes plongés. Nous élaborons des histoires qui deviendront pour chacun·e une pièce, un solo, comme un nouveau premier pas, comme un soulèvement.

Les répertoires des ballets sont habituellement composés de pièces grands formats, avec toujours de grandes équipes de danseur·se·s. Ce projet est-il une manière de « mettre en valeur » la singularité de l’interprète dans un lieu où la danse est souvent écrite pour des ensembles ?

L’idée de faire éclore 30 solos pour les 30 danseurs du ballet est une réponse révoltée aux distances qui se sont creusées entre nous : comment avancer ensemble vers la scène et l’occuper comme un seul Homme ? Cette ruée vers la scène a un horizon collectif : la présentation des 30 mouvements, peut-être dans un même temps, durant une seule nuit, ou peut-être à distance mais simultanément. C’est aussi une manière pour moi de défendre que la reconnaissance de la singularité de chacun·e constitue la charpente d’une aventure collective, non sa contradiction. Une certaine histoire du ballet est sans doute la conséquence d’écritures pour des « ensembles », et donc pour personne. Je rêve au contraire d’un ballet composé de femmes et d’hommes qui dansent, où retentissent des histoires et des élans multiples. Je suis convaincue que la puissance du collectif que nous nommons « ballet » peut résulter de la manière d’accueillir et magnifier la singularité de celles et ceux qui le composent.

Comment les danseur·se·s de la compagnie ont-ils accueilli cette proposition ? Comment les binômes « chorégraphes-danseuses·urs » se sont-ils constitués ?

Je ne saurais bien répondre à une question qui touche aussi à l’intimité de chacun·e. La correspondance épistolaire que nous avons entretenue vibrait de questions profondes, difficiles, sensibles. C’est qu’il s’agissait de toucher au vital de la danse, à la nécessité de danser, à l’heure où était radicalement mise en question la nécessité de l’ouverture des lieux culturels, et donc de ce que nous avons à offrir à la cité. Mon rôle a été de me placer à l’écoute de ce qui s’énonçait là, des ressorts intimes comme des désirs affirmés, et de conduire la discussion jusqu’à des rencontres possibles avec des artistes susceptibles d’entendre et traduire ces élans. C’est souvent à partir de propositions multiples que je faisais que chacun·e a précisé sa position et que la rencontre s’est finalement réalisée. C’est ainsi que se sont constitués non les binômes « chorégraphes-danseuses·urs », mais « danseuses·urs-chorégraphes ».

J’imagine que les danseur·se·s d’un ballet sont rarement confronté·e·s à ce type de travail, en tête à tête. Comment ce format déplace-t-il les habitudes de travail des interprètes du ballet de l’Opéra de Lyon ?

Il est certain que cette aventure a créé une solitude inhabituelle : la scène n’étant plus peuplée, il s’agissait de travailler à une autre relation avec ce qui nous entoure, jusqu’à faire orchestre seul·e sur scène. C’est un déplacement qui a mobilisé des ressources peut-être ensommeillées : il fallait qu’une levée extraordinaire se produise en chacun·e. C’est un déplacement qui est aussi un point de départ à reconduire chaque jour, à savoir reprendre appui sur le sol de l’intime nécessité, du désir du tout premier pas. Ceci étant dit, nous sommes évidemment restés ensemble durant tout le processus de création, lié·e·s par l’horizon affirmé ensemble de « danser encore ». Au quotidien, les écritures multiples se sont déployées en résonance, en entente, en écoute parfois, et nous n’avons jamais perdu de vue l’aventure collective en laquelle ce projet consistait. Aujourd’hui nous nous retrouvons aussi sur des pièces de groupes, et je suis convaincue que lorsqu’on a traversé à ce point le vertige d’être seul·e, on danse différemment avec les autres.

Qu’ont en commun les chorégraphes invité·e·s ? En quoi représentent-ils·elles la danse d’aujourd’hui ?

Ces artistes ont en commun d’avoir accepté notre folle invitation, ce qui témoigne d’une grande générosité. Elles et ils ont en commun un goût du risque sans doute, un appétit pour l’expérimentation à laquelle les acculait le projet. J’aime néanmoins que les ressemblances s’arrêtent là : cette assemblée est disparate de langues, d’histoires, de visions, d’écritures. C’est peut-être ce qui en fait une assemblée représentative de la danse d’aujourd’hui, c’est-à-dire affranchie des vieilles catégories qui mettent au pas. Certaines danses lointaines, dites folkloriques, s’avèrent aussi contemporaines que les gestes qui bruissent aujourd’hui même dans le studio d’un très jeune chorégraphe. Cette multitude n’est pas chose neuve évidemment, mais ce serait neuf que l’on regarde avec autant d’intérêt cette multitude, et que l’on se débarrasse donc des classifications qui créditent et discréditent. Je crois en la contemporanéité de toutes les danses vives, quelles que soient leur origine ou leur ancienneté, et en la nécessité, pour l’Opéra, de les faire retentir.

Ce projet permet également d’inviter de jeunes artistes entre les murs de l’Opéra, à rebours des grandes productions qui misent généralement sur des chorégraphes reconnu·e·s et dont l’écriture se destine habituellement aux grands ensembles.

C’est bien davantage le mythe que la réalité qui nous fait voir l’Opéra comme une institution fermée à la jeunesse et l’expérimentation. C’est d’autant moins le cas pour le Ballet de l’Opéra de Lyon qui, grâce à mes prédécesseurs, a su bâtir une histoire riche d’une danse multiple, débordante. Mais le débordement doit plus que jamais s’inscrire au cœur de notre mission, et ça me plait énormément de travailler sur ce qui s’invente, sur ce qui s’élance, autant que sur des pièces qui sont des accomplissements. Mais j’aimerais tant que l’on cesse d’opposer les un·e·s et les autres, les institutionnels et les émergeants. Ici comme ailleurs, dans le geste d’un immense chorégraphe comme dans celui d’un danseur qui naît à peine, l’exigence peut-être de mise, l’ambition folle, le désir absolu. Je considère comme ma mission d’être à l’écoute et au rendez-vous de cela, de ce qui danse dans le monde, quel que soit le lieu précis de son éclosion.

Danser Encore, 30 solos pour les 30 danseurs du ballet de l’Opéra de Lyon. Avec les soli de Nina Santes, Bintou Dembélé, Rachid Ouramdame, Yuval Pick, Ioannis Mandafounis, Kylie Walters, Jan Martens, Compagnie Adrien M & Claire B, Marcos Morau, Mercedes Dassy, Noé Soulier, Jone San Martin, Adam Linder, Tatiana Julien, Jacqueline Baby et Pierre Pontvianne. Photo Charlène Bergeat.

Danser Encore est présenté les 14 et 15 octobre 2022 au Centre national de la danse – CN D à Pantin