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Jordi Galí « Veiller que l’après crise ne soit pas pire que l’avant crise »

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 22 juillet 2021

Pause estivale pour certain·e·s, tournée des festivals pour d’autres, l’été est habituellement l’occasion de faire le bilan de la saison passée. Pour cette cinquième édition des « Entretiens de l’été », nous avons pensé qu’il était essentiel de faire un nouvel état des lieux auprès des artistes, en prenant des nouvelles de celles et ceux qui ont subi la crise sanitaire et ses conséquences de plein fouet. Ces entretiens sont l’occasion d’interroger les enjeux actuels des politiques publiques dans le secteur du spectacle vivant et de voir dans quelles mesures, pour certain·e·s artistes, cette crise a questionné ou déplacé leur travail. Rencontre avec le chorégraphe Jordi Galí.

Depuis plus d’un an, le secteur du spectacle vivant est profondément impacté par la crise sanitaire. En tant qu’artiste, comment vivez-vous cette période ?

Cette crise est une déflagration qui met nos sociétés face à elles-mêmes, qui nous confronte tant collectivement qu’individuellement à nos propres contradictions. Après les premiers moments de sidération et au fil des discussions avec les proches et les collaborateur·rice·s, il est devenu évident pour moi que l’impact de ce bouleversement allait se compter en années. Nous avons la chance d’avoir un beau métier, celui d’artiste, qui est complémentaire à d’autres professions qui nous sont indispensables pour exister : administrateur·rice·s, chargé·e·s de production et de diffusion, chargé·e·s de communication, technicien·ne·s, etc. Nos métiers sont des vocations pour la plus grande majorité de celles et ceux qui les exercent, et généralement nous ne comptons pas les heures pour faire exister nos projets. Le premier confinement, loin d’être un moment de respiration et d’arrêt, a été pour moi d’une grande intensité de travail, et cette intensité persiste. Depuis le début de la crise, j’ai l’impression que nous sommes soumis·es à un test de résistance. D’abord du point de vue de l’intime : l’un des effets néfastes de cette période a été de percevoir une énorme tristesse et la dépression s’installer parmi des proches. Mais aussi un test de résistance professionnelle, le secteur du spectacle vivant se réveille face à ses propres dysfonctionnements systémiques, ses inégalités, son système ultralibéral et précarisant, ses privilèges, et sa déconnexion face à une société qui se passe des bénéfices de l’art et de la culture subventionnée, par mégarde ou par incompréhension.

Cette situation vous a-t-elle permis d’engager de nouvelles réflexions au sein de votre travail ?

Il me semble évident que cette crise sanitaire – qui n’est ni la première ni la dernière – est une conséquence directe des dérèglements écologiques que nous infligeons à la planète, au nom de la croissance et d’une économie capitaliste. Je reprends les mots de Barbara Stiegler qui nous dit combien cette crise révèle les inégalités sociales dont sont faites nos démocraties, comment les plus touché·e·s sont les plus fragiles, comment « le choix de ce modèle néolibéral entraîne l’explosion des mobilités, l’accélération des rythmes, la compétition effrénée pour les ressources, autant de facteurs qui conduisent à une destruction des systèmes, qu’ils soient sanitaires, éducatifs, sociaux ou qu’ils touchent des corps vivants et des écosystèmes ». À notre échelle d’action, gérer une compagnie chorégraphique dans ce contexte mondial agité est comme partir à la rame en canot pour une traversée de l’océan. Nous en recevons les vagues avec des moyens très limités pour influencer la houle. Mais ce moment est aussi une énorme chance pour repenser nos façons de travailler, le sens de nos projets et l’interaction avec les autres acteur·rice·s du secteur. Ensemble, avec Vania Vaneau – nous co-dirigeons depuis 2012 la cie Arrangement Provisoire – et les membres de l’équipe, nous nous engageons depuis un an avec nos petits moyens, et très progressivement, dans une démarche écologique au sein de nos activités. Par exemple, nous avons activé avec les membres de la compagnie une série de temps de travail collectifs pour un développement plus responsable. Nous venons d’intégrer l’association Arviva, qui cherche à repenser les pratiques du spectacle vivant dans le respect de l’environnement. Ou bien avec Nebula – la nouvelle création de Vania – qui active une logique de contribution financière à des associations de protection de l’Amazonie. Et malgré la réduction de l’activité nous avons voulu également préserver tous nos emplois et en créer d’autres, accompagner comme on peut nos collaborateur·rice·s dans la préservation de leur statut d’intermittence, affirmer que porter un projet est avant tout faire exister le lien entre des personnes qui ensemble font en sorte que quelque chose soit possible. Mais en ce qui concerne l’artistique, je crois que la transformation sera bien plus lente. Personnellement je travaille très lentement, une création me demande généralement trois ou quatre années de chemin avant d’exister. Je suis en ce moment en grande partie occupé à rendre possible le travail engagé avant la crise ou pendant le premier confinement. Et pour la suite, nous devrons comprendre les conséquences des transformations que nous vivons aujourd’hui pour que notre travail de demain continue d’être pertinent.

Les confinements successifs ont automatiquement mis en stand-by vos projets en cours. Comment ces annulations et reports multiples se répercutent-ils sur votre travail et sur le fonctionnement de la compagnie ?

Le stand-by est relatif. Autant il est évident que le confinement a produit un arrêt sec de la diffusion des pièces et – au début – a empêché le maintien des répétitions, autant nous avons démultiplié le nombre de rendez-vous professionnels en visioconférence, nous nous sommes plongé·e·s dans la préparation de nouveaux projets, et aussi – il faut tenir en compte – le tricotage et détricotage des plannings ont produit une surcharge de travail très importante pour les équipes en interne. C’est faux de penser que nous avons été à l’arrêt, en pause, en attente. Il faut dire aussi que nous avons fait l’objet de beaucoup de bienveillance de la part de nos partenaires. Les annulation et reports ont été négociés avec cordialité. La plupart ont été indemnisés, ce qui nous a permis à notre tour d’indemniser les interprètes et les technicien·ne·s. Nous avons aussi eu droit à des aides, aux fonds de solidarité… C’est paradoxal, nous préservons encore une bonne santé financière. Mais les conséquences les plus dures et les plus profondes sont, il me semble, à venir. Si nous arrivons à faire le deuil du manque de visibilité de nos pièces, le plus important est d’arriver à estimer quelle place nous donnerons à nouveau collectivement à la rencontre. Le spectacle vivant est vivant dans ce qu’il propose de tisser un lien dans un espace et un temps partagé, dans une présence commune, dans un échange de proximité. C’est une contamination positive qui souffre profondément de cette stérilisation générale qui est en cours.

Le mouvement d’occupation des théâtres, la réforme de l’assurance-chômage, la prolongation de l’année blanche pour leur régime d’assurance-chômage, etc. : la crise sanitaire a confirmé l’extrême fragilité du secteur du spectacle vivant, et la difficulté de faire face au système institutionnel. Selon vous, ces données permettront-elles à de nouvelles réflexions, de nouveaux systèmes, de nouveaux paradigmes, de voir le jour ?

Il faut nous saisir collectivement de ce bouleversement. Nous avons tou·te·s, au début de la crise, constaté l’épuisement de certaines de nos pratiques et modes de fonctionnement : l’impossibilité d’avoir une communication fluide et respectueuse entre certain·e·s professionnel·le·s du spectacle vivant, le manque de temps généralisé, la surproduction, le manque chronique de diffusion, le manque de considération légale du rôle des directions artistiques, la précarité des emplois, etc. J’ai personnellement le sentiment que le problème ne se résume pas à une confrontation des artistes avec l’institution. Vu la part que représente le subventionnement de l’État dans les compagnies de spectacle vivant en France, il me semble que nous sommes tou·te·s inséré·e·s dans ce système institutionnel. J’ai globalement au quotidien à faire avec des personnes – tant au niveau des compagnies, des tutelles que des lieux – qui sont intimement convaincues et engagées à faire de la culture et de l’art un moteur de transformation sociale. La question centrale que nous devons nous poser est celle des personnes et de leurs territoires, du·de la spectateur·rice, de celui·celle qui participe aux actions culturelles, des personnes que nous sollicitons dans nos démarches de transmission. Nous travaillons en grande partie grâce et avec des subventions publiques, qui sont alimentées par l’impôt des contribuables. J’ai pu assister il y a quelques années à une prise de parole d’un jeune et talentueux chorégraphe, aujourd’hui avec des responsabilités institutionnelles : « Je suis l’avant-garde, les avant-gardes artistiques ne se sont jamais souciées d’organiser des actions d’éducation artistique et culturelle, pourquoi le ferais-je ? ». Aujourd’hui plus que jamais ce type de positionnement me paraît déplacé. Notre compagnie Arrangement Provisoire est basée à Lyon et nous travaillons depuis un an à la mise en place d’un regroupement régional de compagnies de danse. Nous sommes plus de 30 compagnies, grandes et petites, plus ou moins structurées, plus ou moins subventionnées, qui avons décidé de prendre le temps ensemble de questionner nos pratiques et modes de fonctionnement. Nous préparons un document qui verra le jour avant la fin de la saison, et qui résume les conclusions de plus d’une dizaine de réunions thématiques et qui veut être force de propositions. Nous voulons pouvoir partager avec tous les acteur·rice·s du secteur des réflexions issues du terrain, de l’expérience directe de compagnies. Je sais que plusieurs initiatives de ce type ont vu le jour depuis le début de la crise. C’est à nous de veiller que l’après crise ne soit pas pire que l’avant crise.

Depuis plusieurs années, votre travail se déploie principalement dans l’espace public. Les pratiques et les projets chorégraphiques en extérieur semblent aujourd’hui trouver une visibilité nouvelle avec la crise sanitaire. Comment voyez-vous cette nouvelle donnée, ce nouvel intérêt ? Avez-vous constaté des changements concernant l’intérêt porté à votre travail ?

En effet, mon travail se déploie en grande partie dans l’espace public, dans l’espace urbain, le paysage. Et ma trajectoire fait que je connais intimement aussi le réseau de la danse contemporaine, qui existe principalement en lien avec les salles et les théâtres. Les arrêts préfectoraux concernant l’espace public : port du masque, distanciation, interdiction des manifestations, interdiction des rassemblements festifs, interdiction de la vente d’alcool et consommation dans l’espace public, couvre feux, etc., ont eu un impact négatif énorme et ont directement pénalisé tous les acteur·rice·s culturel·le·s qui travaillent avec l’espace public (lieux, festivals, compagnies, …). Il est possible qu’une visibilité nouvelle existe pour des projets chorégraphiques en dehors des théâtres. Mais elle révèle de façon sous-jacente un aveuglement ancien, celui d’un cloisonnement certain des disciplines et d’une grande méconnaissance des réseaux entre eux. L’espace public concerne l’ensemble des espaces de passage et de rassemblement qui sont à l’usage de tou·te·s. Les rues, les places, les forêts, mais aussi les théâtres sont des espaces publics. Nous sommes de plus en plus nombreux·ses à naviguer entre des réseaux et des milieux différents, espérons que les programmateur·rice·s et les tutelles s’emparent de ce constat pour faire évoluer leurs critères d’évaluation.

Nous sommes actuellement en juillet 2021. Comment s’annoncent les mois à venir ? Comment envisagez-vous la reprise des activités et d’une pratique artistique moins empêchée ?

Si la situation sanitaire reste stable, l’automne s’annonce bien chargé. Ce sera un vrai soulagement, puisque nous avons besoin de travailler, de partager ce que nous fabriquons avec tant d’attention, de retrouver les spectateur·rice·s, les amateur·rice·s, les participant·e·s, etc. Mais il est fort probable qu’avec une reprise généralisée de l’activité, nous retrouverons aussi les torts que nous dénonçons depuis un an. Nous avons eu le temps de constater ce qui dysfonctionnait, de réfléchir à d’autres façons de faire, d’imaginer d’autres possibles. J’espère que nous serons capables de ne pas l’oublier. J’ai aussi l’impression que des jeunes artistes émergeront avec des nouvelles sensibilités, avec des nouveaux engagements, avec d’autres objectifs. Il faudra faire de la place, pouvoir les accompagner et leur donner les moyens d’exister.

Photo © Pascale Cholette