Photo Estelle Hanania

Jonathan Capdevielle « Ne jamais se taire »

Propos recueillis par François Maurisse

Publié le 12 août 2017

Pause estivale pour certains, tournée des festivals pour d’autres, l’été est souvent l’occasion de prendre du recul, de faire le bilan de la saison passée, mais également d’organiser celle à venir. Ce temps de latence, nous avons décidé de le mettre à profit en publiant tout l’été une série de portraits d’artistes. Figure établie ou émergente du spectacle vivant, chacune de ces personnalités s’est prêtée au jeu des questions réponses. Ici le comédien et metteur en scène Jonathan Capdevielle (1976).

Formé à l’École Nationale Supérieure des Arts de la Marionnette Charleville-Mézières, Jonathan Capdevielle travaille comme comédien, marionnettiste et ventriloque auprès Claude Wampler, Marielle Pinsard, Yves-Noël Genod ou Vincent Thomasset ainsi que Gisèle Vienne. Parallèlement à ces multiples expériences, il signes ses propres pièces : Adishatz/Adieu en 2009, SAGA en 2015. Sa nouvelle création À nous deux maintenant verra le jour en novembre prochain au Quai, CDN D’Angers, avant d’être présenté à Nanterre-Amandiers dans le cadre du Festival d’Automne à Paris.

Quels sont vos premiers souvenirs de danse, de théâtre ?

Mon premier souvenir de danse, c’était en 1985 lorsque j’avais 9 ans, j’ai dansé une chorégraphie déguisé en Indien d’Amérique sur la chanson Comanchero de Moonray sur la petite scène du foyer rural d’Odos, petit village des Hautes-Pyrénées. Mon premier souvenir de théâtre, c’était lorsque j’étais en CM1, j’ai mis en scène le journal de 20h de TF1(qui ne démarrait jamais pour cause de problèmes techniques) et «  Les mariés de l’A2 », dans la bibliothèque de l’école primaire avec mes camarades de classe qui jouaient les couples d’amoureux. Plus tard, j’ai joué le rôle de la victime dans un remake de « Vendredi 13 » réalisé à l’époque par mon moniteur de colonie SNCF à Hendaye. Ce film a été présenté au gala de la fin de colonie de vacance (étrange expérience). Entre autre, il nous réunissait le soir autour d’une bougie et refaisait tout seul avec plusieurs voix les scènes cultes du film.

Quels sont les spectacles qui vous ont le plus marqué en tant que spectateur ?

Ulysse à l’envers (l’Odyssée) de Mladen Materic (1999), Liqueur de Chair (1988), d’Angelin Preljocaj, Romeo & Juliette (1992) du Footsbarn Théâtre, Le Tartuffe (1995), d’Ariane Mnouchkine, Genesi (from the Museum of Sleep) (2000) de Romeo Castellucci, La mort de Tintagiles (1996), de Claude Régy, Je suis sang (2001) de Jan Fabre, Prélude à l’agonie (2013) de Sophie Pérez et Xavier Boussiron, No Paraderan (2004), de Marco Berrettini, Life and Times (2013) du Nature Theater of Oklahoma. Ça ira (1) Fin de Louis(2015) et Pinocchio (2008) de Joël Pommerat, les spectacles du Théâtre du Radeau.

Quels ont été vos expériences d’interprète les plus intenses ?

L’interprétation de David Brooks dans la pièce Jerk de Dennis Cooper et mise en scène par Gisèle Vienne en 2008 ou encore les personnages qui hantent les pièces d’Yves Noël Genod comme par exemple Pour en finir avec Claude Régy (2004) ou Le Dispariteur (2005). La polyphonie vocale et l’écriture fracturée de Vincent Thomasset dans la pièce Bodies in the Cellar (2013). Le travail en collaboration avec Marlène Saldana sur différents projets et notamment PopyDog (2011), une pièce filmée intégralement en direct du parking du Centre National de la danse, et diffusé en salle un étage plus haut.

Une performance de Claude Wamper, où j’ai dû embrasser pendant 45 minutes une personne dans le public. La gifle de Catherine Robbe-Grillet dans Une Belle Enfant Blonde (2005) de Gisèle Vienne. Le Cow-Boy est mort, personnage à réactiver de l’artiste Pierre Joseph (1994) au centre d’art contemporain du Parvis à Tarbes (qui a la particularité de faire partie de l’hypermarché E. Leclerc). La subtilité d’une scène de Boys Like Us (2014), film de Patric Chiha, ou j’interprète un homo parisien, la quarantaine, qui tente de draguer un jeune garçon de 17 ans encore novice dans les alpages autrichiens.

Le rôle de Tiresias dans Antigone de Sophocle lorsque j’étais au Lycée.

Quelles rencontres artistiques ont-t-elles été les plus importantes dans votre parcours ?

Eh bien pour commencer, ma prof d’option théâtre au lycée, Mercedes Tormo, qui considère le théâtre comme un travail exigent, pas simplement une option. Ce qui permet de voir naître des vocations. Dès la classe de première, nous avons éprouvé un travail de création en mettant en scène Antigone de Sophocle à la scène nationale de Tarbes, le Parvis. Lumière, scénographie, costumes, maquillages ont été travaillés de manière rigoureuse au même titre que l’interprétation, c’était une expérience mémorable.

Ensuite il y a eu l’École Nationale Supérieure des Arts de la Marionnette Charleville-Mézières, où pendant trois années j’ai travaillé avec différents metteurs en scène et plasticiens du monde de la marionnette. A l’issue de cette formation, un projet de compagnie est né, dirigé d’abord par Etienne Bideau-Rey et Gisèle Vienne. Le but était d’explorer la marionnette sur le terrain plastique et chorégraphique avec une première thématique, le corps-objet. C’est à partir de cette réflexion que sont nées les pièces Splendid’s (2000) de Jean Genet, Showroomdummies (2001) en collaboration avec PARTS à Bruxelles, Trainen Veinzen (2004) et enfin Stéréotypie (2003), la dernière pièce en collaboration avec Etienne Bideau-Rey. Dans toutes ces pièces, le rapport à la marionnette s’associe à un travail chorégraphique intensifiant le trouble entre corps réel et artificiel, les mannequins étant une des références au plateau. Par la suite, à partir de 2004, Gisèle Vienne entame un travail en collaboration proche avec l’écrivain américain Dennis Cooper et moi-même et cela dure depuis quatorze ans maintenant. Nous avons eu la chance de parcourir le monde avec des pièces comme I Apologize (2004), Jerk (2008), Kidertotenlieder (2007), This Is How You Will Disappear (2010) ou encore dernièrement, The Ventriloquists Convention (2015).

Par ailleurs j’ai collaboré longtemps avec Yves-Noël Genod dans plusieurs pièces, où le plateau devient un terrain de jeu assez libre dans la forme et les mots. Les esthétiques s’y côtoient et s’entrechoquent. À cette occasion, j’ai rencontré Marlène Saldana avec qui j’ai réalisé plusieurs projets dont PopyDog (2011), créé au Centre National de La Danse en 2011, inspirée d’Orphée et Eurydice, une pièce filmée depuis le parking, en référence au film du même nom de Jacques Demy (Parking, 1985). Le spectateur était comme au cinéma.

Une rencontre aussi importante, c’est celle avec Vincent Thomasset, qui manie l’écriture à la manière d’un virus qui s’introduit dans votre logiciel de traitement de texte et qui a pour conséquence de bousculer l’ordre grammatical établi, afin d’inventer un nouveau langage où la logique est incertaine. Par endroit, la syntaxe personnelle ré-inventée devient une gymnastique pour celui qui l’articule, la vitesse, les intonations, les bugs et les répétitions de mots laissent percevoir ce qui pourrait s’apparenter à une partition musicale. Ce texte malade devient le support pour les mouvements des corps au plateau qui tentent parfois, non sans effort, de le suivre, de prolonger son sens ou de se perdre à travers une chorégraphie qui, par nécessité, s’en détache. C’est le cas notamment dans Bodies in the Cellar (2013) et Médaille Décors (2014).

Quelles oeuvres théâtrales / chorégraphiques composent votre panthéon personnel ?

Purgatorio (2008) de Romeo Castellucci, enfant (2011) de Boris Charmatz, Qué haré yo con esta espada (2016) de Angelica Liddell, Une ile flottante (2013) de Christoph Marthaler, May B (1981) de Maguy Marin, Einstein on the Beach (1976) de Bob Wilson, Sylphides (2009), de François Chaignaud et Cécilia Bengolea, L’Effet de Serge (2007), de Philippe Quesne, No Paraderan (2004) et Sorry do the tour! (2001) de Marco Berrettini, The show must go on (2001) de Jérôme Bel, Quando l’uomo principale è una dona (2004) de Jan Fabre.

À vos yeux, quels sont les enjeux du théâtre et de la danse aujourd’hui ?

Les lieux où ça se passe : Poursuivre le travail de recherche et de création pluridisciplinaire au sein de structures d’accueil et de production qui privilégient la recherche et la création, en donnant les moyens suffisant, qui permettent de sauver et pérenniser les structures fragilisées par un manque d’investissement de l’état et des villes. Je pense notamment à la menace de disparition de Plastique Danse Flore à Versailles ou d’Actoral à Marseille. Par exemple, le travail remarquable entrepris par Hubert Colas (fondateur et directeur du festival Actoral à Marseille, ndlr) et son équipe depuis plusieurs années a fait de ce festival un rendez-vous annuel très excitant. Un nombre non négligeable d’artistes y résident et produisent des pièces qui reflètent à bien des endroits les enjeux de la création contemporaine dans sa diversité. C’est une niche internationale du savoir et de la découverte qui est essentielle aux artistes et aux spectateurs d’aujourd’hui, et qui parfois n’est malheureusement pas la priorité des politiques culturelles en termes de soutien et d’accompagnement. Je pense aussi que la danse et le théâtre devraient développer encore plus le réseau européen en faisant se rencontrer chorégraphes, metteurs en scène et interprètes au sein de productions qui porteraient l’étiquette européenne et éviter l’entrée d’un financement privés dans les institutions publiques.

La formation : Organiser la formation en dehors des universités et des écoles, qui sont souvent trop exclusives, me semble approprié aujourd’hui. Je prends comme exemple l’évènement Camping organisé chaque année par le Centre National de la Danse à Pantin et à Lyon, qui permet à des étudiants français et étrangers, hors contexte scolaire, de se retrouver autour de workshops dirigés par des artistes de la danse ou de l’art contemporain, dans un contexte d’échanges riches et assez uniques. Il s’agit de confronter les étudiants assez tôt aux problématiques de la création, pour ceux qui veulent être créateurs.

Pour les artistes inclassables : Je fais partie de ses artistes qui, artistiquement, naviguent entre la danse et le théâtre, ce qui ne facilite pas toujours les demandes de conventionnement auprès des DRAC (Directions Régionales des Affaires Culturelles, qui possèdent des bureaux et des aides spécifiques pour la danse ou le théâtre, ndlr). Le constat, c’est que bien souvent la danse récupère les artistes hybrides.

La danse développe son réseau à l’international, alors que le théâtre est toujours à la traîne dans ce domaine. Je souhaiterais que la danse resurgisse aussi de manière plus conséquente dans les grands festivals, notamment le festival d’Avignon où elle se fait discrète et moins diversifiée dans le In et migre dans le festival Off, et finalement pourquoi pas. Certains festivals peu produits permettent l’émergence de jeunes artistes aux multiples talents : Ardanthé à Vanves, ou encore les deux festivals danse et théâtre de la Ménagerie de Verre à Paris, auxquels on souhaite un avenir propice. L’avenir est aussi dans le renouvellement des postes au sein des institutions culturelles, cela fait plaisir de voir de jeunes directeurs et directrices nommés au sein de CDN ou de CCN.

Quel rôle doit avoir un artiste dans la société aujourd’hui ?

Il doit être l’artisan d’une réflexion sur le monde. À travers son art, l’artiste questionne la complexité du monde, son évolution. Il doit travailler en rapport direct avec son temps, être attentif aux moindres secousses de la société, dont il se fait souvent le porte-parole. L’oeuvre qu’il met en chantier doit être une nécessité, c’est pourquoi je pense personnellement que la création à outrance pour remplir un cahier des charges abîme par moment cet acte de créer. Il faut faire travailler le spectateur, enrichir sa réflexion sur le corps, la parole, les langages. Les salles de spectacles, de concert ou encore les musées, doivent rester les lieux privilégiés ou tout un chacun peut être surpris, bousculé ou même en colère face à l’oeuvre réalisée, qu’elle soit plastique, chorégraphique, musicale ou théâtrale, politique ou sociale. Ce sont des endroits nécessaires à l’individu et au groupe, qui rencontre aussi la création d’une oeuvre par hasard et il faut tenir compte de ce hasard, qui est bien souvent le plus vierge et difficile à convaincre. La force de l’artiste dans la société, c’est de laisser une trace qui persiste avec le temps, cet acte éphémère du spectacle vivant par exemple, n’a de sens, à mon avis, que s’il provoque un changement dans la perception de celui qui est assis dans son fauteuil ou déambule dans un musée. Il faut arrêter le temps, capter l’attention qui est nécessaire aux conditions d’écoute et de prise en charge des émotions.

L’artiste joue un rôle important, il ne fait pas qu’observer le monde d’aujourd’hui, il s’applique à le scruter dans le détail. C’est une sorte de courage que de s’engager dans une oeuvre qui secoue les biens pensants, qui bouscule les préjugés et prends le pari de réunir l’émotion collective autour de sujets, de textes de formes singulières, jamais vues ; car il y a bien une routine du spectacle à éviter, je pense, et il faut avec le temps lutter contre. Explorer d’autres formes, prendre un virage inattendu est essentiel pour enrichir la création. L’artiste doit lutter contre toute sorte d’interdits, son but ultime étant d’éveiller les consciences, de prendre des risques, quitte à en décevoir certains et finalement de ne jamais se taire, dès lors qu’il a turbiné dans sa tête, dans son corps.

« Il faut savoir risquer la peur comme on risque la mort, le vrai courage est dans ce risque.» Georges Bernanos.

Photo © Estelle Hanania