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João dos Santos Martins «Induire plus de complexité dans les traditions héritées et indétrônables»

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 21 août 2017

Pause estivale pour certains, tournée des festivals pour d’autres, l’été est souvent l’occasion de prendre du recul, de faire le bilan de la saison passée, mais également d’organiser celle à venir. Ce temps de latence, nous avons décidé de le mettre à profit en publiant tout l’été une série de portraits d’artistes. Figure établie ou émergente du spectacle vivant, chacune de ces personnalités s’est prêtée au jeu des questions réponses. Ici le danseur et chorégraphe portugais João dos Santos Martins.

Figure émergente de la scène portugaise, le danseur et chorégraphe João dos Santos Martins est régulièrement interprète pour la chorégraphe hongroise Eszter Salamon et le chorégraphe français Xavier Le Roy. Cette saison, nous l’avons d’ailleurs vu dans deux pièces de ce dernier : dans Temporary Title, 2015 au Centre Pompidou dans dans le cadre du Festival d’Automne à Paris ainsi que dans la reprise de rôle du célèbre solo Self Unfinished (1998) à la Biennale de danse de Venise. Il a également présenté sa pièce Continued Project au Festival Artdanthé à Vanves avant de faire une grande tournée en Amérique du Sud. En parallèle de ses projets personnels, João dos Santos Martins est également à l’initiative du projet Nova—Velha Dança au Portugal, événement transdisciplinaire qui regroupe des spectacles, des expositions, des conférences et des workshops. Il prépare actuellement une nouvelle création Antropocenas en collaboration avec Rita Natálio qui verra le jour en septembre prochain au Portugal.

Quel est votre premier souvenir de danse ?

C’est difficile de revenir en arrière au delà d’un certain moment. J’ai pensé au départ poser cette question à ma mère, mais alors ce ne serait plus ma propre mémoire. Je me souviens que j’étais dans un groupe de danse, nous avions entre huit et neuf ans, et nous faisions des chorégraphies. Nous avions fait quelques danses pour une fête de fin d’année à l’école dont une chorégraphie sur une chanson d’un célèbre groupe de musique de pop portugaise appelé Santamaria. Le clip avait été tourné dans un entrepôt, ils portaient des jeans et lunettes de soleil. Nous avions copié leur style mais nous avions changé la chorégraphie, c’était un peu comme un cours d’aérobic.

Quels spectacles vous ont le plus marqué en tant que spectateur ?

Beaucoup. À différents degrés et à différentes périodes. Quand j’étais enfant, j’aimais voir les cérémonies d’ouverture des Jeux Olympiques à la télévision. Ma préférée, si je me souviens bien, était celle d’Athènes, en 2004, où j’ai vu Bjork pour la première fois. Elle chantait Oceania et portait un costume avec un voile bleu qui recouvrait peu à peu tout le stade. J’avais ensuite essayé de faire quelque chose de semblable en schotchant bout à bout des sacs plastiques au départ destinés pour la vente de fromages de mon père.

En 2006, j’ai vu dans ma ville natale une compagnie anglaise de danse contemporaine dont je ne me souviens pas le nom. Aujourd’hui, avec le recul, le spectacle était horrible, mais c’était la première fois que je voyais quelque chose comme ça : les gens se déplaçaient pieds nus, avec formalisme et expressivité. Il y avait une séquence saisissante où une femme mettait sa tête dans un bol d’eau jusqu’à ne plus pouvoir retenir son souffle. Elle éclaboussait ensuite tout le plateau qui brillait sous les effets lumineux. Quelques mois plus tard, je me souviens avoir improvisé une danse sur une chanson de Fado. J’étais pieds nus et je ne portais que des sous-vêtements noirs avec un long morceau de taffetas blanc. J’ai ensuite pris la décision de commencer à apprendre la danse.

En 2007, j’ai emménagé à Lisbonne pour suivre des études à l’université. Je me souviens y avoir vu Tempo 76 de Mathilde Monnier et avoir été marqué par les apparitions et les disparitions constantes des danseurs en fond de scène. En 2008, il y a eu un festival consacré à Pina Bausch où j’ai vu la dernière performance de Café Müller (1978). Par la suite, j’ai vu toutes les pièces de Pina Bausch en empruntant les cassettes vidéos de la compagnie au Goethe-Institut à Lisbonne. Je me souviens que je dansais devant un miroir en essayant de copier les mouvements de bras de Pina Bausch.

Une autre pièce, le Sacre du Printemps de Xavier Le Roy, vu en 2009, toujours à Lisbonne. J’étais à la fois ennuyé et enthousiaste. C’était tout nouveau pour moi de voir une performance développée autour d’une seule idée spécifique. Je l’ai vu avec ma professeure d’histoire de danse et elle était très en colère contre le spectacle et contre Xavier. Nous avons ensuite discuté de la pièce et j’ai vraiment essayé de défendre ce travail.

J’ai également vu beaucoup d’autres pièces remarquables. Des choses que j’avais vu au départ sur internet et que j’avais toujours voulu voir sur scène, ou d’autres plus inattendues, comme Oedipus my foot (2011) de Jan Ritsema.

Quels sont vos souvenirs les plus intenses en tant qu’interprète ?

Il y a plusieurs degrés d’intensité dans mes souvenirs. Pendant ma première année à l’université, je me suis porté volontaire pour interpréter une performance d’Ana Borralho et João Galante (I Put a Spell on You, ndlr). J’étais entièrement nu, le corps graissé d’huile, le visage recouvert de chocolat, et je devais faire une sorte de regard de séduction à des spectateurs très proches de moi. C’était la première fois que je me retrouvais nu devant un public et j’avais très peur d’avoir une érection incontrôlée.

J’ai tendance à jouer dans des pièces très épuisantes, où je dois beaucoup bouger et suer. Le hasard fait que c’est également le cas dans mes propres pièces. Peut être parce que mes cours de danse préférés étaient ceux où je ressortais entièrement en nage. Dans Le Sacre du Printemps, co-créé avec Min Kyoung Lee, nous faisons un marathon de danses très énergiques, l’une après l’autre jusqu’à épuisement. À certains moments de la performance, j’ai toujours la sensation de ne plus avoir assez de force pour continuer. C’est pire lorsque nous dansons plusieurs fois d’affilée. Je me souviens une fois d’avoir été à deux doigts de vomir et d’être resté une demie heure sous la douche pour faire en sorte que ça passe.

Il y a trois ans, lorsqu’on a créé Monument 0 : Hanté par la guerre (1913-2013) d’Eszter Salamon, j’ai eu cette même sensation. Nous dansions presque sans interruption pendant deux heures trente. Pour compenser la fatigue, Eszter a fini par inclure le fait de boire et de manger dans le spectacle. Sur le coté de la scène, il y avait des raisins, des bananes, des noix et du chocolat, histoire d’avoir assez d’énergie pendant tout le temps du spectacle.

Je me souviens de l’expérience de la reconstruction de Continuous Project Altered Daily (1970) d’Yvonne Rainer avec Xavier le Roy et Christophe Wavelet pendant la formation EX.E.R.C.E à Montpellier. La pièce est faite comme si elle n’était pas complètement fixe dans le temps et dans l’espace. Tout était question de flexibilité et de négociation avec l’ensemble du groupe. C’était à la fois très excitant, parce qu’on avait réellement la possibilité d’activer la pièce comme on le voulait, mais aussi un peu tyrannique parce qu’on sentait la pression de devoir prendre nos propres décisions face à un public. J’ai également ressenti ces sentiments pendant Untitled (2014) de Xavier Le Roy. Je devais faire ce que nous appelions un « visiteur professionnel » au musée : quelqu’un qui initie des conversations avec d’autres visiteurs sur l’expérience du travail. C’était extrêmement délicat car, selon comment on débute une conversation avec une personne, vous influencez automatiquement sa réception et sa disponibilité à partager quelque chose.

Quelle rencontre artistique a été la plus importante dans votre parcours ?

C’est difficile de se rendre compte et de juger ces choses là. Je suis tenté de dire que j’ai eu une expérience très formatrice lorsque j’ai rencontré Xavier le Roy et Christophe Wavelet à Montpellier. Le mode de travail que nous avons activé ensemble et les questions soulevées par le collectif ont demandé beaucoup d’écoute et de positionnement. C’était la première fois que j’étais exposé à une relation hiérarchique horizontale avec les «pédagogues» à l’école. Il s’agissait ici d’abolir les barrières entre technique, pratique, théorie et pensée de la danse : se concentrer sur le processus et mesurer ce que nous faisions, comment nous le faisions et comment rendre cette expérience assez poreuse pour quelqu’un d’autre.

Quelles oeuvres chorégraphiques composent votre panthéon personnel ?

Ces questions deviennent de plus en plus tendancieuses, je m’efforce d’y résister mais je vais essayer d’y répondre d’une manière assez large. Je pense que Spanish Dance (1973) de Trisha Brown est tout pour moi ! Dance (1979) de Lucinda Childs est également très spécial, c’est une autre sorte de danse conceptuelle pré nineties. Autres, sans justification ni ordre : Self Unfinished (1998) de Xavier Le Roy, Untitled 4 (2011) de Christine de Smedt, Perhaps she could dance first and think afterwards (1991) de Vera Mantero, This body that occupies me (2008) de João Fiadeiro, A Mary Wigman Dance Evening (2009) de Fabian Barba, Another Performance (2013) de Moriah Evans, Agon (1957) de George Balanchine.

Cette sélection compile des pièces que j’ai vues sur scène et n’est pas exhaustive, elle pourrait varier selon les jours. J’ai aussi une grande passion par l’oeuvre de Merce Cunningham, même si je n’ai jamais vu sons travail en live. Néanmoins, le film de Beach birds for camera (1991) à partir du spectacle homonyme est magistral. Il y a également un groupe de pièces que je n’ai jamais vu, mais qui sont pourtant très présentes dans mon esprit : The Mind is a Muscle (1966) d’Yvonne Rainer, Proxy (1961) de Steve Paxton, Kinjiki (1960) de Tatsumi Hijikata, Jeux (1913) de Vaslav Nijinsky et Devotion Study #1 – The American Dancer (2012) de Sarah Michelson. On y retrouve également des oeuvres d’autres « disciplines » comme Stamping in the studio (1968) ou Wall-Floor Positions (1968) de Bruce Nauman, Quad (1982) et Not I (1973) de Samuel Beckett, les Phase séries de Steve Reich ou encore Sitting in a Room (1969) de Alvin Lucier.

Quels sont les enjeux de la danse aujourd’hui ?

Repenser la technique dans un paradigme post-conceptuel qui implique non seulement la pratique mais aussi la restructuration absolue des établissements d’enseignement.

À vos yeux, quel rôle doit avoir un artiste dans la société aujourd’hui ?

On ne doit pas instrumentaliser l’art ni les artistes pour qu’ils aient une valeur ou un rôle particuliers dans la société. Ils ne doivent pas servir à un quelconque profit, ni représenter un loisir, un outil économique ou sociologique. L’art fait partie de ces disciplines desquelles ont attend la production d’une contre-culture de l’expérience, du faire et de la pensée. L’artiste ne doit pas être un objet qui permet à la société de se penser elle même, comme c’est souvent le cas dans le spectacle vivant. Peut-être que la chose la plus intéressante à faire est de résister et créer des alternatives face aux paradigmes capitalistes dominants.

Je ne comprends pas également cette logique de l’art perçu comme une chose privilégiée produite par et pour des artistes, des conservateurs et des mécènes. Mais j’ai l’impression que l’art est aujourd’hui plutôt autonome. Je pense que l’art doit induire plus de complexité dans les relations, les traditions héritées et indétrônables. Je ne pense pas qu’un artiste doive être engagé politiquement, mais c’est très problématique quand il/elle ne l’est pas. Peut-être parce que je pense qu’un des rôles de l’artiste est de prendre position. Être un agent critique et discursif, mis en branle par sa propre éthique, et étendre son influence dans la sphère du public afin d’y proposer de nouveaux modes d’existence, de distribution des pouvoirs et des savoirs.

Photo © Isabel Ortiz Carvajal