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Joanne Leighton, Songlines

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 11 septembre 2018

Chez les aborigènes australiens, les songlines (également appelés pistes de rêve) sont les sentiers qui sillonnent la terre, inscrits dans le paysage par d’anciens « êtres-créateurs », créant les chemins conservés jusqu’à nos jours par le chant et la danse. Avec sa dernière création Songlines, Joanne Leighton poursuit la construction d’une trilogie dont le fil conducteur est la marche et les mouvements communautaires. Nourrie de philosophie et en étroite relation avec la partition musicale entraînante de Terry Riley, Joanne Leighton travaille à la migration des gestes et des espaces.

Songlines s’inscrit dans la continuité de votre précédente création 9000 Pas. Comment s’articulent ces deux projets ?

Songlines et 9000 Pas sont les deux premières parties d’un triptyque dont le dernier opus sera présenté en 2020. Ces deux pièces sont nées de processus très différents mais possèdent un socle commun : la marche. 9000 Pas est issue d’une série de recherches que j’ai développée dans le cadre de diverses performances in situ. Cette pièce travaille la matière de la marche dans une vaste combinaison mathématique. Dans Songlines, c’est l’activation du site sur lequel cette marche s’invente collectivement qui est mise en jeu. J’ai étudié nos mouvements communautaires à travers un rythme incessant et répétitif et la façon par laquelle ces gestes deviennent des mouvements qui cartographient, ancrent l’espace et le temps dans notre mémoire active. Songlines aborde une marche en quête de totems contemporains. Selon moi, l’humain s’invente en se déplaçant. Le pas, le mouvement de danse, toujours recomposé, combiné, démultiplié, permet de faire émerger un monde en mutation : la marche offre ainsi le rythme d’une ouverture au nomadisme.

Comment avez-vous initié la recherche de Songlines ?

Dans Songlines, je fais référence à la marche, au voyage, au sentier, au territoire, au paysage, à la cartographie et à l’assomption de la danse comme langage. La phase initiale de recherche a commencé avec la pratique de la marche et de la cartographie dans l’espace public pour, au fil du temps, migrer vers les studios de répétition. La pièce s’est donc construite à partir d’un long processus de travail autour d’études ou d’improvisations guidées qui pouvaient durer pendant plusieurs heures. Même si une partie du matériel contenu dans Songlines est assez simple, il est souvent le résultat de processus complexes réduits à l’essentiel.

Vous parlez de la danse comme d’un langage. Comment la chorégraphie, concrètement, s’est-elle écrite ?

Je me suis attelée au développement d’une forme et d’un séquençage binaire répétitif. J’ai voulu explorer l’idée d’un « totem en mouvement » – sans y apporter d’objets ni puiser dans des notions figuratives. Nous avons exploré ce que les « totems de danse » constituent pour nous, en tant que groupe ou identité collective. Cela a donné lieu à une action commune sans qu’une seule personne n’impose une direction ou un geste particulier. Les notions de « diriger » ou « suivre » sont donc remplacées par l’écoute, l’expérimentation, donnant lieu à une mutation, un changement continu, où tout se répète sans jamais n’être reproduit à l’identique.

Vous semblez entretenir une relation singulière avec la musique minimale et répétitive : après Steve Reich dans 9000 Pas, vous avez travaillé à partir de In C de Terry Riley.

Je n’ai pas pour habitude de chorégraphier en utilisant la musique. Le plus souvent, nous travaillons d’abord en silence. Bien que la partition de Terry Riley utilise un processus similaire à celui de la chorégraphie de Songlines – l’utilisation de modules répétés que les musiciens parcourent à leur propre rythme – cette dernière suit sa propre logique, de façon autonome à la musique. La musique n’impose rien à la danse, ni son rythme, ni sa structure, si sa dramaturgie : la danse raconte sa propre histoire.

Sur scène, deux grands miroirs ronds symbolisent des trouées vers l’ailleurs et un nuage de fils flotte au-dessus des interprètes. Comment avez-vous imaginé cet espace ?

La scénographie se compose d’un labyrinthe de fils métalliques suspendus au-dessus de la scène. C’est une référence directe à l’exploration des songlines aborigènes, ce rhizome cartographiant l’espace. Autrement, plus proche de nos références contemporaines, on songe à la façon dont le philosophe Gilles Deleuze rattache les cartes à son concept du rhizome. La forme des miroirs rappellent à la fois la circularité du matériau chorégraphique et l’omniprésence du même motif dans l’art aborigène. L’espace de représentation est une sorte de paysage, de site, où les miroirs peuvent évoquer des flaques d’eau, des mirages, mais aussi altérer ou complexifier la perspective. Attraper des aperçus inattendus et fugitifs des danseurs dans les miroirs, c’est aussi déplier, fragmenter, superposer l’espace et le temps.

Nous retrouvons dans Songlines des costumes similaires à ceux de 9000 Pas. Quelle est l’histoire de ces jupes ?

J’ai conçu Songlines en prenant appui sur 9000 Pas. La période de création de Songlines a été ponctuée par les répétitions et représentations de 9000 Pas : les costumes et accessoires de cette pièce étaient avec nous dans les studios de répétitions, et nous faisions des aller-retours entre les éléments et les matières des deux pièces. Ces jupes permettent de faire ressortir certains aspects du mouvement, changent les silhouettes et répondent différemment aux déplacements des corps : elles nous aident à voir les matériaux autrement qu’avec les costumes utilisés dans le reste de la pièce.

Vos dernières créations creusent la notion de groupe. Quelle place occupe la notion de communauté dans votre travail ?

Mon travail est étroitement lié à ma vision de la danse comme une pratique évolutive, dans un désir constant de dialogue et d’échange. Ma démarche explore les notions de temps, d’espace et de site comme un tout, un commun peuplé de territoires, d’identités, d’espaces en corrélation. Dans mes pièces de ces dernières années, les danseurs travaillent en étroite collaboration et sont interdépendants. Une grande partie du travail se concentre sur la manière dont la chorégraphie et les danseurs dialoguent ensemble. Depuis que j’ai quitté le CCN de Franche-Comté à Belfort et créé ma compagnie WLDN, j’œuvre à un travail sur scène et hors-scène où chaque lieu, au-delà des frontières concrètes et virtuelles, et chaque corps deviennent un champ d’expérimentations chorégraphiques et mettent en exergue la notion de « soi-même » et d’« autre ».

Songlines, chorégraphie et direction Joanne Leighton. Créé en collaboration avec Lauren Bolze, Marion Carriau, Alexandre Da Silva, Yannick Hugron, Flore Khoury, Sabine Rivière, Bi-Jia Yang. Design sonore et regard Extérieur Peter Crosbie. Costumes et scénographie Alexandra Bertaut. Scénographie Lumineuse Sylvie Mélis. Photo © Laurent Philippe.