Photo Armand Morin

Dominique Gilliot « Le chaos est nécessaire »

Propos recueillis par Colyne Morange

Publié le 21 février 2017

Maeva Cunci et Dominique Gilliot ont commencé à travailler ensemble en 2010, dans le champ de la performance, de l’installation et du spectacle vivant. Elles empruntent à leurs pratiques respectives – la danse et la performance – des outils qu’elles s’attachent à partager, reconfigurer, en revendiquant un certain amateurisme. Leur travail a été présenté entre autres au Centre Pompidou, au Mudam à Luxembourg, au 3bisF à Aix-en-Provence. Leur nouvelle pièce scénique Un Lapin Un Rideau sera présentée le 4 mars prochain au Théâtre de Vanves dans le cadre du festival Ardanthé. Dominique Gilliot a accepté de dévoiler le processus de ce spectacle, fruit d’une riche collaboration avec Maeva Cunci.

Un lapin, un rideau. C’est le titre mais aussi le point de départ de cette pièce ?

C’est vrai. Ça ne fait pas très sérieux mais… on le dit dans le spectacle. À l’origine, on avait un projet d’exposition à destination des centres d’arts. On avait envie de créer une installation qui soit le décor d’une pièce de théâtre, et qui puisse être activée par des rendez-vous, des performances. Maeva disait ça pourrait être : « un lapin, un rideau, et… ? »…Et puis j’ai dit : « mais c’est bien, ça ». On s’est arrêtées là dessus. Finalement ce n’était pas le moment pour l’exposition, alors on s’est demandées ce que cela pourrait être, un spectacle avec un titre comme ça. De manière assez simple on s’est dit que le lapin était porteur de l’idée de « naturel », tandis que le rideau, ce serait quelque chose de très culturel, qui évoque directement le décor de théâtre. Donc nature / culture. On s’est dit : bon, ça fait sujet de bac philo un peu basique. Mais on a creusé quand même dans cette direction. On s’est rendues compte qu’il est quasiment impossible de penser la nature sans l’intervention humaine. Où que tu poses le regard, c’est dur de ne pas voir la main de l’homme. Nous, ce qui nous intéressait c’était la zone intermédiaire, ni tout à fait nature ni tout à fait culture, quelque chose qui produit des aller-retour entre les deux. Et ça a été ça, la pièce.

Peux-tu nous parler du processus d’élaboration de la pièce ?

Ce qui a été important, c’est comment la pratique a infusé la conception. On a eu beaucoup de résidences, on a cru que ce serait trop ! Ce qui arrive souvent c’est que quand une structure veut te soutenir, elle ne te donne pas nécessairement d’argent mais t’accueille pour répéter. C’est comme ça qu’on s’est retrouvées avec une masse de semaines de travail. Et finalement ça nous a permis de laisser la pièce se développer d’elle-même. On a eu le temps de se perdre, partir dans des fausses pistes, expérimenter. Et puis il y a un point de bascule : une balade en forêt près de Saint-Omer, près de chez mes parents, dans le Nord-Pas-de-Calais. On a travaillé en marchant, et c’est comme qu’est apparue l’idée du spectacle : on l’a imaginé comme une randonnée conceptuelle. Et parallèlement à ça, on avait beaucoup utilisé le principe de « mind-mapping », emprunté à Halory Goerger. Tu écris toutes les idées, motifs et éléments, sur des petits cartons, et tu les mets les uns à côté des autres, et tu peux les réagencer, reconfigurer ta structure. C’est très ludique comme méthode de création. Cela a fait germer l’idée d’une carte. On s’est dit que la pièce était une sorte d’île à visiter, dans laquelle on peut se balader à l’aide d’une carte, et en suivant un guide. Le guide c’est moi – qui incarne plutôt la civilisation, le côté culture. Et Maeva est devenue l’agent de l’île, celle qui la met en action. Plutôt du côté de la nature. On se balade ainsi d’une région à l’autre.

Et justement, peux-tu nous donner un exemple d’une « région » de cette île ?

Il y a beaucoup de texte, le guide parle beaucoup, et puis il se fait gagner par l’île. Beaucoup de ces récits font référence à la nature. Il y a une expérience réelle que je raconte, dans le spectacle, qui met précisément en jeu un moment de vie où je me suis sentie dépassée par un phénomène naturel. C’était aux États-Unis, j’ai été prise dans une mini tornade. Sur le coup, je n’ai pas compris ce qui s’était passé. Je voyais des petites tornades, au loin, et d’un coup, j’ai senti soudain plein de vent autour de moi, et j’avais super mal partout. Ce n’est qu’après que j’ai réalisé : la tornade avec tous ses caillous et autres trucs qui te passent dessus. C’est un moment où tu ressens la nature comme hostile. Souvent l’homme, ressent la nature comme hostile, et c’est certainement pour ça qu’il a envie de la changer. Son problème c’est qu’il a toujours envie de dominer les choses. Je pense qu’on est particulièrement à une époque comme ça. Je me dis qu’il y a peut-être des gens qui, pris au coeur d’une tornade, se seraient sentis bénis des dieux…

Vous utilisez différents matériaux et langages dans cette pièce. Tu évoques le récit, mais il y aussi la scénographie, très importante, et une forte présence du mouvement. 

Pour la matière textuelle, il y a différents modes d’énonciation. Les moments où le guide s’adresse au groupe, au public, avec une parole libre, quotidienne ; et les moments beaucoup plus littéraires, très écrits. Il y a aussi le mythe, une sorte de parole oraculaire. La scénographie du spectacle a une place centrale. Elle est faite uniquement de tissus. Des pans de tissus sont tendus, accrochés, pliés au sol. Et la carte évoquée tout à l’heure est également un grand tissus brodé. C’est un très beau travail, très long. Elle a ce côté bricolé qu’on aime bien, et à la fois elle est très élaborée. Le tissus c’est très souple, ça permet de créer de la transformation. Comme on est sensés se déplacer sur l’île, il fallait que le paysage change. La matière tissu a permis cela. La danse revient souvent. Il y a une vraie chorégraphie dans le discours. Le geste qui accompagne la parole devient danse, très écrit. En fait, le guide est assez dansant. On a aussi travaillé sur ce qu’on a appelé une danse « brouillon » ou « adolescente » – entre la tentative de correspondre à des codes, et quelque chose de beaucoup plus organique, non maitrisé, comme la danse des enfants, arythmique. Une danse entre nature et culture finalement.

Vous renvendiquez « l’amateurisme ». Maeva est danseuse, tu es performeuse. Comment la notion de pratique « amateur » intervient dans votre travail ?

En ce qui me concerne c’est mon cursus qui fait ça. J’ai commencé les Beaux-Arts très tard, avec de grandes lacunes. Mais quand je suis arrivée à l’école de Tourcoing, je me suis rendue compte que mon manque de connaissance des médiums me donnait un avantage absolu : j’avais un enthousiasme pour plein de choses, j’ai découvert la typographie par exemple… Et ça, c’est l’amateurisme qui le produit. Ça rejoint l’esprit du touriste, dans sa connotation positive : un état d’esprit ouvert, curieux et qui fait que, ne sachant pas vraiment faire les choses, tu trouves d’autres moyens de les faire. Pour revenir à la métaphore de la marche, quand tu contournes une rivière parce que tu ne sais pas la traverser, tu rencontres d’autres paysages, d’autres chemins, et ça peut devenir un avantage. Maeva est beaucoup plus spécialiste que moi, elle a une formation de danseuse depuis toute petite. Mais dans l’élaboration de nos spectacles, on a cette dimension d’amateur parce qu’on travaille de manière totalement horizontale. Sur cette pièce, Maeva a beaucoup travaillé sur la scénographie, et j’ai apporté beaucoup en danse. Bien sûr, on utilise nos savoirs-faire, mais on aime travailler sans être encombrées par les codes auxquels on a été formées. Cela renouvelle le regard. C’est aussi un choix de montrer au spectateur qu’on n’est pas des virtuoses, que ce qu’on fait est accessible, que tout le monde peut le faire. Nous, on s’est juste donné le temps.

J’ai l’impression que votre goût pour le détour, oser se perdre, se situe à la fois dans votre approche de la création et dans la pièce elle-même. Est-ce une invitation à se perdre ?

Dans la pièce, le guide finit par se perdre. C’est ce truc de la dérive situationiste. Le guide a tendance à vouloir tout contrôler, mais cela apparait vite comme vain. Le chaos, à la fois dans la création et dans la pièce, est nécessaire. C’est un équilibre, bien sûr. Se perdre sans se perdre tout à fait. Mais on ne saura jamais ce que ça aurait donné si on n’avait pas pris ce petit détour. Sans vouloir tout dévoiler, il y a un moment où il faut que la carte se casse la gueule…

Conception et interprétation Maeva Cunci et Dominique Gilliot. Lumière Abigail Fowler. Musique Flore Cunci et Gaétan Campos. Photo © Armand Morin.