Photo Garcimore c Stanislav Dobak HR 16 2 scaled

Gaël Santisteva, Garcimore est mort

Propos recueillis par Mélanie Jouen

Publié le 7 mars 2022

Né au cirque, venu à la danse et à la performance théâtrale, Gaël Santisteva a longtemps été interprète avant de créer en 2017 sa première pièce Talk Show, conférence ludique sur le vieillissement prématuré des artistes de cirque. En 2021, il présente un second travail où il est question de décélération et de décroissance, Garcimore est mort. Poursuivant son entreprise de déconstruction du spectaculaire, il se met en scène avec trois performeurs dans une pièce qui, dans sa dramaturgie même, tend vers la sobriété, le ralentissement. Écriture collective de plateau, improvisations sur le fil, esthétique pop et absurde sont le bâti d’une « méta-performance » qui se joue d’elle-même. Gaël Santisteva signe là un éloge de l’inutile, du doute comme voie et de l’amusement comme remède.

Le titre de votre première pièce, Talk Show, est programmatique. L’intitulé de votre seconde création, Garcimore est mort, ne l’est pas : il évoque le célèbre magicien de la télévision française des années 1970-80 qui faisait semblant de rater ses tours. Pourtant, celui-ci n’est pas le sujet de la pièce alors, de quoi est-il la figure ? Et quelle est cette mort qui vous occupe ?

Je suis d’une génération qui regardait Garcimore à la télévision. À son décès en 2000, une phrase a tourné en boucle dans ma messagerie : « Garcimore est mort ». Cette phrase m’est restée en tête, pour la rime, pour ce second degré qui allait si bien à l’artiste. Talk Show est une conférence sur le vieillissement des artistes de cirque mais aussi sur ce moment particulier, parfois abrupt, où on se sent véritablement vieillir, physiquement. Je voulais passer à une performance plus fictionnelle et ce titre est venu en premier. Il m’a inspiré dans l’élaboration et l’écriture de ce projet qui porte mon geste plus loin que le vieillissement. La mort m’occupe depuis mon enfance, comme beaucoup d’entre nous je crois. Garcimore est mort en emportant avec lui une certaine permission d’inefficacité et de lenteur : aujourd’hui, l’ennui n’est plus permis.

Venu du cirque, interprète dans des pièces chorégraphiques et des performances, vos créations portent sur la dé-construction du spectaculaire sans renier le divertissement. Que cherchez-vous à travers cette forme de méta-spectacle ?

Très tôt, j’ai voulu devenir un artiste de cirque, un super-héros en somme, et j’ai baigné dans le spectaculaire toute ma vie. Ce questionnement est apparu lorsque j’ai réalisé que cette image était une forme d’esbroufe et que j’étais désormais en mesure de la déconstruire. Je me suis tourné vers la danse et des formes performatives contemporaines plus ouvertes que le cirque et aussi plus faciles à déconstruire. Mais les artistes avec qui j’ai travaillé cherchaient ce que mon corps pouvait produire de spectaculaire. Je me suis battu avec cette virtuosité attendue et c’est parce qu’à un certain moment, j’ai éprouvé une frustration de ne pas atteindre cette déconstruction que j’appelais, que j’ai voulu créer mes propres pièces.

C’est ainsi que, dans votre travail, le corps est démythifié, mis à nu, comme s’il y avait un désapprentissage du matériel technique circassien, chorégraphique, du bon et du mauvais goût également. Cet abandon a donc été nécessaire au long de votre carrière ?

J’ai longtemps été dans la performance physique et aujourd’hui j’ai des limitations. J’ai une passion pour la danse, le mouvement, j’aime le corps mais aujourd’hui rien ne m’émeut ni ne m’amuse plus que les gens qui font avec ce qu’ils sont. Je veux montrer mon corps vulnérable et non mon corps excellent, j’ai le désir que le spectateur puisse s’identifier et non plus admirer. Je ne cherche pas à mal faire : je lance des pistes et des tâches mais la tâche amène plus de vulnérabilité. Ondine Cloez, par sa présence scénique, renforce cette recherche de manière moins grotesque tandis que Jani Nuutinen lui, est très grotesque. Cette mise à nue est aussi à la base du travail de Micha Goldberg et Sophia Rodriguez, les invités surprises qui viennent détourner Garcimore est mort, faire perdre pied aux spectateurs.

D’ailleurs, vous partagez avec ces artistes, une forme de tragicomique. Et ces deux pièces créées portent tout de même une certaine mélancolie.

J’aime travailler dans le plaisir, je ne suis pas capable de créer dans la souffrance et ce plaisir que je cherche sur scène a pu être qualifié d’enfantin. Avec l’équipe artistique et Lara Barsacq, qui porte son regard sur mes créations, on partage un même besoin d’absurdité je crois. Alors oui, je porte, malgré moi, une forme de tragicomique que je ne contrôle pas, qui est là. En m’amusant, je fais passer des idées difficiles à entendre. Le second degré m’aide à surmonter des situations éprouvantes et inversement, dans des situations excessivement belles, il me semble toujours intéressant de penser à son pendant dramatique. C’est dans l’équilibre entre ces deux pôles que je trouve le plus de sens, dans cette complexité. Mon bonheur, mon contentement, est à cet endroit.

Littéralement, Talk Show donne à voir des artistes dont on attend une performance, parler et finir par faire pour montrer. Dans Garcimore est mort, les artistes annoncent ce qu’ils feront et font plus ou moins ce qu’ils ont dit. Que raconte ce rapport entre le discours et la « monstration » ?

Dans les premiers laboratoires de Talk Show, on a questionné l’échauffement, ce passage « obligatoire » en racontant au micro ce que ça nous faisait. Je trouve très intéressant ce décalage entre le vécu de l’exécutant et l’imaginaire du regardant. Ce que fait ou pense l’artiste est souvent bien plus terre à terre que ce que projette le spectateur. Dire qu’on fait pour plaire, que ça nous coûte, pourquoi on a la volonté de le faire et raconter la mécanique : lorsque la description se mêle au rêve, les pistes sont brouillées mais l’expérience performative devient complète. Dans Garcimore est mort, on fait donc des promesses et il y a évidemment un écart entre ce qu’on dit et ce qu’on fait, cet écart active le spectateur. Au fond, c’est ce que je cherche : créer une relation avec le spectateur.

Il y a quelque chose d’émouvant dans l’attention que vous portez à la finitude. Talk Show montrait des artistes de cirque vieillissants et interrogeait le déclin. Dans Garcimore est mort, cette attention se double d’une considération envers la décélération. La forme même de cette pièce serait-elle une métaphore de la décroissance, une sublimation de la fin, de la décadence ?

Je suis obsédé par la mort parce que j’en ai peur, je passe ma vie à la préparer. Paradoxalement, j’éprouve une certaine attirance pour les choses qui finissent ou qui déclinent et qui nous placent dans une certaine humilité. À l’encontre des images virales de gens qui maîtrisent tout, réalisent des trucs supers et se vendent, ça me plaît de montrer la vulnérabilité, la faiblesse. Le cirque a à voir avec le capitalisme dans le sens où il est issu d’un système qui a entraîné des gens (des ouvriers du bâtiment notamment) à montrer leurs capacités pour gagner un peu d’argent. Dans un sens, c’est ce qu’on fait toujours : montrer notre virtuosité, maîtriser l’immaîtrisable, se dépasser soi-même pour gagner de l’argent. Je suis frappé comme tout le monde par notre excès de consommation et je tente de me défaire d’habitudes ancrées et de besoins que je me crée. Dans notre monde où tout est très profus, très rythmé, où tout s’accélère (nos cerveaux aussi), ralentir à tous les niveaux est nécessaire. Et cette pièce, dans sa dramaturgie, décélère véritablement. La décroissance symbolise finalement (ce retour à) la prise de temps, la prise de plaisir dans ce temps qui s’étire.

À travers la magie, de quelle croyance parlez-vous ?

J’ai convoqué la magie pour la déconstruire et interroger la notion de croyance. Je m’intéresse depuis longtemps à « l’envie de croire ». On constate une grande polarité parmi les spectateurs de magie, entre ceux qui vont chercher le truc et ceux qui se laissent aller à l’émerveillement. Je veux faire l’apologie du doute, cet interstice où la possibilité que ce soit possible est de mise, sans autre réponse possible. La magie est un super médium pour parler de cet endroit même du doute.

Vous vous entourez d’artistes co-créateurs également quarantenaires qui, pour la plupart, comme vous, combinent une pratique du cirque ou de la danse avec une démarche théâtrale ou du moins performative. Écrivez-vous avec ou pour eux ?

Dans Talk Show, j’ai imaginé un cadre dans lequel ils diraient ce qu’ils veulent et pensent. J’ai généré des questions pour les amener à parler des sujets qui m’intéressent, pour les amener sur un terrain d’autodérision dans la performance physique. Pour Garcimore est mort, c’est une écriture collective au plateau : je pose des situations, des sujets, qu’on aborde avec un medium précis. Une fois les improvisations finies, on se retrouve pour écrire ensemble. L’écriture est faite de mots-clés et de bifurcations par lesquels on doit passer. Il y a des prises de risques, des « choses qui marchent et qui, des fois, ne marchent pas » comme disait Garcimore. On a aussi écrit ensemble la plupart des chansons que Lieven Dousselaere a mises en musique.

Vous évoquiez précédemment la relation aux spectateurs, que cherchez-vous à cet endroit ?

Nous prenons toujours en compte les spectateurs. Ce que je fais est complètement artificiel mais j’ai besoin, dans cet artificiel, qu’il y ait une forme de réalité, une forme d’honnêteté. J’aime l’absurdité des répétitions, lorsque l’on fait comme si on était regardés alors que personne ne nous regarde. Par ce biais, nos objets scéniques sont bavards mais, j’espère, donnent aux gens l’envie de parler. Au-delà de l’opinion, j’aime que les idées évoluent par la discussion, que les gens partagent leur vécu. Je veux aussi faire cohésion, j’ai envie que les gens se sentent plus incluants après avoir vu mon travail. Tolérance et liberté d’être, voilà ce que je souhaite : que les gens se sentent libres. 

Garcimore est mort, interprétation Ondine Cloez, Jani Nuutinen, Gaël Santisteva, un.e invité.e surprise en alternance Sophia Rodriguez ou Micha Goldberg. Conseils artistiques Lara Barsacq. Création sonore et musicale Lieven Dousselaere. Création des lumières Vic Grevendonk. Création des costumes Sofie Durnez. Création de la scénographie Jérôme Dupraz, Sofie Durnez, Gaël Santisteva. Photo © Stanislav Dobak.