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Washington Timbó & Mamba De La Suerte, Futuro

Propos recueillis par Smaranda Olcèse

Publié le 28 février 2022

Futuro est d’abord l’histoire d’une rencontre, chaque soir renouvelée, entre les sonorités live de Mamba De La Suerte et la présence survoltée et étincelante du danseur brésilien Washington Timbó. Les boucles envoûtantes d’une musique électronique riche en textures et en motifs invitant au voyage se conjuguent aux rythmes sacrés des Orishas du Candomblé brésilien, pour décupler la puissance d’une performance conduisant l’audience à goûter à des énergies hautement transformatrices et à embrasser une multitude de devenirs possibles. Dans cet entretien croisé, Adrien Leprêtre, Philippe Boudot et Washington Timbó reviennent sur l’histoire et le processus de leur création Futuro.

Pourriez-vous retracer l’histoire du projet musical Mamba De La Suerte ?

Adrien Leprêtre : Philippe est arrivé pour le premier album de Samba De La Muerte en 2016. Très vite, lors des répétitions et des jams, une belle complicité s’est installée entre nous. Je parlerais d’une symbiose et d’un désir de partager et de traverser ensemble nos différentes inspirations musicales. Quand l’occasion d’un premier concert dans cette formule en duo s’est présentée, il nous fallait trouver un nom. Nous nous sommes amusés à changer les premières lettres des mots, c’est ainsi que Mamba De La Suerte a vu le jour. La spécificité de ce projet musical est de s’attacher à l’énergie du live, de jouer en improvisation, Philippe à la batterie et moi aux claviers, en connexion avec le public, et de proposer une musique assez dansante. Nous avons fait plein de concerts dans des lieux différents, hors du circuit des musiques actuelles.

Pour mieux saisir les enjeux du live au cœur de Mamba De La Suerte, revenons un instant à Samba De La Muerte, groupe de musique électronique avec plusieurs albums à son actif, qui s’est imposé sur la scène contemporaine par ses sonorités envoûtantes, son écriture très fine et ses chansons à la texture riche, qui mélangent des tonalités invitant au voyage.

Adrien Leprêtre : Effectivement, chaque morceau de Samba De La Muerte est très écrit, fruit d’un travail de maturation et de duplication des rythmes. A contrepied de cette démarche créative inscrite dans la durée, nous avions le désir avec Philippe de quelque chose de très spontané. Et cette autre manière de faire, attachée au live, a donné un bon coup d’énergie à notre pratique. Mamba De La Suerte est notre laboratoire. Chaque séance de jam est un moment privilégié pour chercher des textures, des boucles, des rythmes, qui vont venir par la suite infuser dans la musique de Samba De La Muerte. La connexion entre les deux projets musicaux est très forte. Pour Mamba De La Suerte nous nous offrons une liberté et une ouverture totale, et ainsi nous faisons des découvertes sonores à même de devenir la matière première pour des chansons de Samba De La Muerte. 

Philippe Boudot : Pour Mamba De La Suerte, nous essayons avec Adrien de nous prononcer le moins possible sur ce que nous allons faire. Pour une séance de musique improvisée, je ressens la nécessité d’arriver vide. Lors des concerts, lorsque le programmateur de la salle nous donne une consigne de durée : « autant que vous voulez » est ma préférée.

Washington Timbó, qu’est-ce qui vous a séduit dans la musique de Mamba De La Suerte, au point de susciter le désir de vous embarquer dans le projet Futuro ?

Washington Timbó : D’entrée de jeu Mamba De La Suerte m’a transporté dans un voyage musical. Adrien et Philippe sont engagés dans une recherche live et leur musique m’a donné tout de suite envie de danser. Ma culture est riche d’une multitude de rythmes et j’ai été séduit par la manière dont la démarche de recherche de Mamba De La Suerte pouvait s’emparer de cette profusion et en décupler la puissance.

Pourriez-vous revenir sur votre première rencontre au CCN de Caen ?

Philippe Boudot & Adrien Leprêtre : En Novembre 2019, Le CCN de Caen nous a proposé de nous rencontrer lors de leur Big Party, la présentation de leur programmation. L’idée était d’improviser une performance, nous avions carte blanche. Timbo était programmé en compagnie de Volmir Cordeiro avec le spectacle Rue tandis que Mamba de la suerte était en tournée dans l’ouest de la France. Après une brève rencontre de quinze minutes qui a permis à Timbo de nous exposer l’idée d’une trame inspirée d’une performance antérieure, nous sommes montés sur scène en milieu de soirée. La surprise était générale, car personne, ni nous, ni le public, ne s’attendait à ce qui s’est passé ce soir là. Timbó a fait sa performance dans le public et a réussi à embarquer les spectateurs et spectatrices, toutes générations confondues, dans une danse et une transe folle. C’était magique, un véritable feu d’artifice. Musicalement, c’est comme si la danse amplifiait notre propos et la connexion avec le public. Quelques mois plus tard, pendant le premier confinement, après plusieurs conversations sur Zoom, nous avons décidé de poursuivre cette rencontre et de monter un spectacle. Dès l’allégement des restrictions sanitaires, nous nous sommes retrouvés au Tapis Vert, un lieu de résidence près d’Alençon. Il était nécessaire d’apprendre à mieux se connaître afin d’appréhender l’écriture. Nous avons donc pris le temps d’échanger, et aussi d’entamer une discussion sur le Candomblé et les autres thèmes qui allaient nourrir le propos de la pièce.

Le Candomblé est un système rituel très codifié, avec des rythmes et des instruments spécifiques à chaque divinité. En tant que musicien, comment vous êtes-vous initié à cette pratique ?

Philippe Boudot : Avec Adrien, nous nous sommes engagés dans un processus d’apprentissage qui continue d’ailleurs même aujourd’hui. Plus nous apprenons, plus nous nous rendons compte que nous sommes loin d’avoir fait le tour de ce sujet. Nous avons écouté beaucoup de rythmes et essayé d’apprendre une langue qui n’était pas la nôtre. Une grande partie du temps de la création de Futuro a d’ailleurs été de s’initier aux rythmes du Candomblé. Timbó le pratique musicalement, humainement, spirituellement. Cela nous a conduit à nous poser des questions par rapport à nous et nos fondations. Qu’est-ce qui nous tient, moi et Adrien, qu’est-ce que nous avons à apporter musicalement dans cette création ? Nous sommes revenus aux idées de progression, des musiques répétitives, des motifs, des claves – ces patterns rythmiques qui définissent la musique et la façon de la ressentir. Finalement, nous avons gardé du Candomblé certains éléments, des bouts rythmiques que nous avons tordu, shifté, par le prisme des musiques électroniques, au fil d’un voyage passionnant.

Timbó, à quel niveau vous êtes-vous approprié le Candomblé ? 

Washington Timbó : La Candomblé est une culture qui est arrivée au Brésil pendant l’esclavage et qui tire ses origines du Vaudou africain. C’est une manifestation de révérence aux Orishas, des divinités qui régissent les éléments de la nature. Chacune a son rythme et sa façon de danser spécifiques. Je suis né et j’ai grandi dans cette culture. Plus tard, j’ai découvert que plein de rythmes brésiliens actuels, parmi lesquels la Samba, viennent du Candomblé. À travers la danse, j’ai compris que cette pratique et cette culture proposaient une façon d’être relié aux gens, ainsi qu’une certaine direction dans la vie et le respect de l’environnement. J’ai trouvé des ponts entre les danses d’Orishas, qui racontent des histoires, et ma pratique artistique, la danse contemporaine me permettant de raconter également des histoires, de montrer ce qui se passe dans le monde, à travers mon propre corps. Désormais il y a des ouvrages, mais le Candomblé reste avant tout une culture orale : pour apprendre, il faut être accueilli dans une maison spirituelle. Personnellement, j’aime être en public et transmettre cette énergie. J’ai toujours essayé de montrer le maximum d’énergie possible pour que le public puisse ressentir cette force qui vient des Orishas. Lorsque je danse, certaines personnes du public peuvent parfois penser que je suis en transe. Je sens si une possession est imminente et je sais jusqu’à quel point je peux aller tout en gardant le contrôle.

Dans les rituels de Candomblé, les rythmes conduisent la danse. Comment avez-vous travaillé cette relation dans le cadre de la création Futuro, étant donné qu’en tant que musiciens vous étiez encore en train de suivre les apprentissages de Timbó ?

Philippe Boudot : Timbó nous a fait écouter énormément d’enregistrements. Les musiques afro-cubaines m’étaient par ailleurs très familières. Il y avait des liens à faire entre la culture personnelle de Timbó, ma propre culture, l’histoire de la pièce, et toute la symbolique du Candomblé. Nous sommes partis de rythmes très précis, que nous avons utilisés tels quels, que nous avons fait tourner pendant des mois dans les jams, au point de nous les approprier et de trouver notre place dans ces musiques. Par exemple, Oya est une Orisha très importante dans notre pièce. La richesse des rythmes du Candomblé est impressionnante, mais nous avions le désir de les laisser filtrer à travers nos personnalités. Nous avons accompli un vaste travail – intérioriser, digérer, métaboliser -, pour atteindre une vision à la fois plus globale et plus personnelle de ces matériaux.

Adrien Leprêtre : Il y a eu de nombreux aller-retours entre la musique et la danse. Pendant de longues périodes du processus de création, la danse menait vraiment la musique. Aujourd’hui nous avons trouvé une forme d’équilibre avec des moments musicaux qui font tenir Timbó et d’autres, où sa présence est vraiment explosive. Après des mois de recherche et de pratique, nous avons fini par trouver notre place dans cette forme scénique.

Si la connexion percussion/Candomblé paraît plus évidente, de quelle manière avez-vous envisagé, Adrien, la relation des claviers avec les rythmes traditionnels ? 

Adrien Leprêtre : Nous avons beaucoup déconstruit. Il y avait énormément de matières, que nous avons sculptées. La batterie s’est beaucoup allégée, simplifiée. Nous avons fait beaucoup de courtes boucles qui évoluent tranquillement. Au clavier, je n’avais plus qu’à répondre rythmiquement à certains moments, pour créer ces claves qui s’amplifient dans le corps de Timbó, un troisième résonateur. Nous sommes revenus aux fondamentaux. Nous avons choisi nos instruments à même de créer une palette sonore qui fonctionne et puisse faire évoluer les sons au fur et à mesure. Ainsi la batterie : une grosse caisse, une caisse claire, des cymbales et des tambours qui viennent du Congo pour la qualité des textures conférées par les peaux. Quant à moi, j’ai choisi trois claviers : un pour les basses, un plus synthétique pour faire des mélodies et un troisième, pour les accords. Nous avons joué à ouvrir les filtres, à aller d’un son plus feutré à quelque chose de plus lumineux. Philippe parvient à jouer de plein de manières différentes sa batterie. Il y a une certaine dramaturgie portée par la musique, la pièce se découvre au fur et à mesure, tout devient plus large. Nous nous sommes aussi beaucoup inspirés du rapport au sol, très prégnant dans la tradition, pour s’élever de plus en plus, pour arriver à une sorte de rêve éveillé où tout est ouvert. Nous y sommes parvenus au bout d’un chemin mêlant recherches, intuitions et heureux accidents.

Timbó, en tant que danseur et pratiquant, par quels biais avez-vous mis en condition Adrien et Philippe ?

Washington Timbó : Nous avons traversé énormément d’expériences, avec ce désir partagé de voir ces trois corps en mouvement. Avec le recul, je perçois mieux le sens qu’il y avait à passer par toutes ces étapes : cela permet d’affirmer davantage l’objectif de la pièce : mettre en mouvement des corps, les amener à aménager de la place pour cette danse, s’y intégrer, l’assumer en s’assumant. Il y va d’une ouverture des possibles – devenir qui on veut être dans ce monde. Nous sommes passés par plein d’exercices, de jeux créatifs, pour parvenir à ces corps sur scène et trouver un chemin. J’ai beaucoup appris avec Adrien et Philippe. J’ai aussi découvert mon côté chanteur que je ne connais pas encore et je me suis délecté sur cette nouvelle piste : donner voix à mes poèmes.

De quelles significations se charge pour vous le titre de cette création, Futuro ?

Washington Timbó : Tout au début du processus de création, j’ai envoyé à Adrien et Philippe une proposition de trame, pour que nous puissions commencer à travailler. J’avais noté « projet futuro » dans l’objet de mon message. Tous nos échanges de matières et documents ont été placés ainsi sous ce nom, jusqu’au jour où je me suis demandé, mais pourquoi Futuro ?!

Adrien Leprêtre : Ce titre est venu assez naturellement. Nous avions en tête une sorte de voyage entre la tradition, le Candomblé, le présent et le futur. Bebel – une figure qui apparait à un moment donné, sans qu’on sache très bien si c’est un homme ou une femme, si c’est Timbó – est une figure libératrice pour le public, pour la musique, pour la pièce dans son ensemble. Nous proposons une projection optimiste du futur, un rêve éveillé. Mais le futur se travaille aujourd’hui, au présent. La pièce finit d’ailleurs sur un moment très ancré dans le présent, avec une chanson. Ce titre fait résonner l’idée de voyage, amplifie notre désir d’embarquer spectateurs et spectatrices dans un environnement bienveillant, de lâcher prise.

Comment envisagez-vous cette porosité avec le public ?

Washington Timbó : Il est important de casser ce quatrième mur, pour que les personnes puissent être aussi sujets à d’autres devenirs possibles et activer des processus de transformation, tendre vers ce qu’ils et elles souhaitent incarner. Cette invitation passe par le regard et des petits gestes – des façons de parler ou de jouer – pour mettre les spectateurs et spectatrices plus à l’aise et en confiance.

Adrien Leprêtre : Lors de notre première rencontre, Timbó avait réalisé sa performance dans le public et j’en garde un souvenir grandiose. Au départ des recherches, nous gardions en tête ce type de configuration. Volmir Cordeiro, qui nous a suivi pour cette création, nous a encouragés à monter sur scène et à garder une ouverture selon les dispositifs de présentation. Nous avons beaucoup travaillé dans des Centres Chorégraphiques avec le plateau au niveau des gradins. Ce souvenir d’une communion avec l’audience, habite intimement Futuro. C’est crucial pour nous de partager ce moment de fête.

De quelles manières Futuro entretisse improvisation et écriture, laisse cohabiter des chansons, des figures, des apparitions ?

Adrien Leprêtre : Dans la musique, il n’y aura jamais une forme figée, car Timbó a une capacité de métamorphose phénoménale, il ne vit pas les choses de la même manière d’un jour à l’autre. Il s’agit d’une expérience, autant pour nous que pour le public : nous sommes réellement embarqués ensemble dans une traversée. Lors de notre dernier filage, lorsque nous avons appris par ailleurs que nous étions positifs au Covid, nous avons eu un avant-goût de l’idée de la transe – être dans la création et la vivre pleinement. Cela a laissé une part de liberté que je n’avais jamais ressentie auparavant.

Washington Timbó : Il y a certains moments de danse qui sont déjà écrits, mais la partition de Bebel, par exemple, n’est pas encore fixée. Je sais où je dois arriver, mais le chemin est chaque fois différent : ce passage peut changer du tout au tout car c’est le moment où je vais dans le public. Je sais qu’il peut se passer des choses, je garde ma tête disponible et la musique me donne des signaux pour enclencher les changements.

En tant que musicien, comment envisagez-vous cet état de transe ?

Adrien Leprêtre : Je vois dans la transe un changement d’état. J’aime profondément ce pouvoir de transformation à l’œuvre dans le fait de jouer ou d’écouter de la musique. Lorsque je monte sur une scène, je suis déjà transcendé par le fait d’y être et de faire ce que je dois y faire. La transe signifie pour moi d’aller vers un état de liberté totale, vers une forme de lâcher prise. Il nous arrive parfois des moments de grâce dans la performance musicale, où justement, tout est fluide, limpide, nous ne sommes plus en maîtrise de nos moyens, nous sommes traversés par nos gestes, nous ne faisons qu’un avec le public et, en sortant de scène, nous nous retrouvons ébahis par ce qui vient de se passer. Lors de ce dernier fameux filage, j’ai eu l’impression que la pièce nous traversait, nous englobait, en tant qu’environnement saisissant et fort à vivre.

Conception et Interprétation Washington Timbó, Adrien Leprêtre, Philippe Boudot. Contribution artistique Volmir Cordeiro, Luar Maria. Conception lumière Thomas Laigle. Son Nicolas Keslair. Photo © Alban Van Wassehove.

Washington Timbó & Mamba De La Suerte présentent Futuro le 12 mars au Festival Conversation / Cndc – Angers.