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Frank Willens « Produire des fractures et creuser des fossés »

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 19 août 2017

Pause estivale pour certains, tournée des festivals pour d’autres, l’été est souvent l’occasion de prendre du recul, de faire le bilan de la saison passée, mais également d’organiser celle à venir. Ce temps de latence, nous avons décidé de le mettre à profit en publiant tout l’été une série de portraits d’artistes. Figure établie ou émergente du spectacle vivant, chacune de ces personnalités s’est prêtée au jeu des questions réponses. Ici Frank Willens.

Chorégraphe et danseur américain, Frank Willens a travaillé avec la compagnie Kunst-Stoff à San Francisco, le chanteur Paul McCartney lors de ses tournées internationales ainsi que dans la version américaine de la comédie musicale Notre Dame de Paris à Las Vegas avant de s’installer à Berlin en 2003. Depuis, il a notamment collaboré avec Meg Stuart, Tino Sehgal, Laurent Chétouane et Boris Charmatz. Son dernier solo, sixty minutes towards being here or what we can do until we do what we can do a été présenté au Dock 11 à Berlin en janvier dernier.

Quel est votre premier souvenir de danse ?

Je me souviens de ma mère danser dans la cuisine sur Turn me Loose de Loverboy, balançant sa tête et mimant d’être enfermée dans une boîte. Je me souviens avoir dansé dans une comédie musicale au lycée, Bye Bye Birdie, ou d’être allé voir ma meilleure amie danser dans des récitals dans la petite ville où j’ai grandi. Lorsque j’ai eu dix-sept ans, j’ai dit à ma mère que je voulais aller voir un ballet. Elle n’avait pas réussi à trouver de billets pour Casse-Noisette alors nous avons vu un spectacle de la Paul Taylor Dance Company. C’était la première fois que je voyais vraiment une compagnie danser sur scène. Un danseur qui était à l’université avec moi m’avait dit que si je ne savais pas quoi étudier, je devais jeter un oeil à la danse moderne. C’est grâce à ce conseil que j’ai plongé dans le monde de la danse. Beaucoup plus tôt, à l’école primaire,  je me souviens me dépêcher de rentrer de l’école pour regarder Heathcliff, mon dessin animé préféré. Je mettais mon t-shirt violet préféré et je faisais de pseudo mouvements de breakdance devant la télévision. La première fois où j’ai été ému devant un spectacle de danse, c’était avec la compagnie de Twyla Tharp à l’UC Berkeley. Ça faisait seulement un mois que je dansais. 

Quels spectacles vous ont le plus marqué en tant que spectateur ?

Il y a quelques spectacles qui ont vraiment changé ma vie. En 1999, à San Francisco, j’ai vu la compagnie Kunst-Stoff (dirigée par Tomi Paasonen et Yannis Adoniou) danser dans un espace alternatif au-dessus d’une pizzeria. Ils étaient incroyables. C’était si radical, si libre, si punk-rock. J’ai su tout de suite que je voulais danser avec eux. Plus tard, en 2004, à Berlin, je rentrais chez moi à vélo et je suis passé devant la Volksbühne. J’ai vu que Visitors Only de Meg Stuart était joué et je suis rentré spontanément dans le théâtre pour voir la pièce alors qu’elle avait déjà commencé. Je ne savais pas du tout à quoi m’attendre. Ça m’a bouleversé. Dans cette pièce, il y a une vérité, à laquelle je n’avais jamais été confrontée. C’était étrange, bizarre, maladroit, ça venait d’ailleurs, c’était virtuose, mais dans un nouveau sens. J’ai été si ému. J’ai traversé toute la gamme des émotions. Après le spectacle, j’ai su pourquoi j’étais venu vivre à Berlin : c’était pour travailler avec Meg Stuart.

Quels sont vos souvenirs les plus intenses en tant qu’interprète ?

Danser sur scène au Burning Man pendant une tempête de sable reste un souvenir très fort. Je me souviens regarder ce grand nuage de sable se rapprocher et avaler tout sur son passage alors que j’étais en train de danser sur scène. Je me souviens m’être dit : « Oh putain, ce truc vient vers moi et va m’avaler ». Et c’est en effet se qui s’est passé. Tout est devenu blanc. Je pouvais voir les grains de sable balayer le sol. J’avais du sable dans les yeux, dans les cheveux, dans les oreilles. Le public ne faisait que disparaitre et réapparaitre dans le nuage. Je continuais à danser en me sentant profondément connecté à quelque chose de bien supérieur à moi, ce fut l’une des expériences les plus sublimes que j’ai eu sur scène. Je me souviens également de l’excitation intense que j’ai ressentie lorsque je suis monté pour la première fois sur scène pour la tournée de Paul McCartney, être devant quinze mille spectateurs. Je n’ai rien vécu d’aussi intense avant ou après ça. Je me souviens d’un public hurlant au Deutsches National Theatre de Weimar pendant une représentation de Faust 2 chorégraphié par Laurent Chétouane. Ils nous criaient dessus et se criaient les uns sur les autres. J’ai vraiment pu ressentir le pouvoir et la précarité de notre statut d’interprète.

Quelles rencontres artistiques ont été les plus importantes dans votre parcours ?

De toute évidence, Meg Stuart a eu une énorme influence sur moi. À cette même époque j’ai également rencontré Laurent Chétouane pour qui j’ai dansé un solo (Bildbeschreibung de Heiner Müller, ndlr), veritable défi pour moi, car je devais danser et parler en allemand en même temps. Assister Tino Sehgal pour la création de la performance This Variation pendant la Documenta 13 en 2012 a été une expérience incroyablement riche. Danser et chanter plusieurs heures par jour pendant plusieurs mois, l’effort collectif pour produire ensemble une forme à la fois fixe et malléable. Chacune de ces expériences ont été importantes. Ça a toujours été une aventure incroyable, et j’ai pris tellement de plaisir à chaque étape. Dernièrement, j’ai travaillé avec Peter Stamer (avec la performance On Truth and Lie in an Extra-Moral Sense) et avec le musicien Klaus Janek, qui ont chacun renforcé ma confiance en tant qu’interprète, et m’ont aidé à trouver ma propre voix (si une chose pareille existe).

Quels sont les enjeux de la danse aujourd’hui ?

Lorsque j’observe la dissolution des corps dans le virtuel, notamment à travers les réseaux sociaux et l’interaction constante avec nos smartphones et les informations que nous avons constamment à portée de main, je ne peux m’empêcher de penser que la danse devient un outil de plus en plus pertinent avec lequel nous pouvons remettre en question notre présence sur terre. À mes yeux, la danse insiste sur le corps, sur le fait d’être corps, ou au pire, d’être conscient de l’absence du corps. La danse a affaire avec l’idée de présence, et son contraire. Elle permet de se détourner des écrans et de toucher les autres corps, elle est le seuil de nous même, entre nous tous dans le monde. Il y a des milliers d’enjeux qu’on peut prêter à la danse, mais pour moi, elle doit toujours revenir à une considération profonde de notre présence humaine, de notre présence ici, en ce moment, avec d’autres ou seul avec soi-même.

À vos yeux, quel rôle doit avoir un artiste dans la société aujourd’hui ?

Un artiste ne doit pas avoir un rôle en particulier dans la société. Mais peut-être que c’est ça son rôle : aller au-delà des clichés et des attentes qu’on lui assigne. L’artiste a une manière particulière d’agir sans agir, d’incarner une chose, en faisant le tour, en restant extérieur ou au dessus. L’artiste fait ce que « les autres » n’osent pas faire. Un artiste doit perturber, produire des fractures et creuser des fossés, pour que jamais rien ne soit considéré comme acquis. J’ai l’impression qu’on a atteint une sorte de niveau de fonctionnement banal, et les artistes doivent remettre ceci en question, questionner notre façon d’interagir, dans nos vies personnelles ou privées. S’il s’agit d’être encore plus cliché, je dirais que l’artiste doit rêver, penser l’alternative à notre mode de consommation banal, matérialiste, qui est perpétuellement nourri par un système qui ne peut pas se penser lui-même comme différent ; ou plutôt un système qui est tellement ancré dans un certain paradigme qu’il ne peut même pas envisager sa réelle transformation. L’artiste devrait pouvoir mettre au défi les structures de pouvoir qui tirent profit de notre stupidité collective.

Photo © John Tain / Peter Stamer, On Truth and Lie in an Extra-Moral Sense