Photo © Erwan Ha Kyoon Larcher

Erwan Ha Kyoon Larcher « Chaque artiste est un contrepoint indispensable à l’uniformisation de la pensée et des normes »

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 29 juillet 2017

Pause estivale pour certains, tournée des festivals pour d’autres, l’été est souvent l’occasion de prendre du recul, de faire le bilan de la saison passée, mais également d’organiser celle à venir. Ce temps de latence, nous avons décidé de le mettre à profit en publiant tout l’été une série de portraits d’artistes. Figure établie ou émergente du spectacle vivant, chacune de ces personnalités s’est prêtée au jeu des questions réponses. Ici, le musicien, comédien et circacien Erwan Ha Kyoon Larcher.

Repéré en 2011 dans le collectif Ivan Mosjoukine avec le spectacle De nos Jours [Notes on the Circus], Erwan Ha Kyoon Larcher a depuis collaboré avec de nombreux artistes : le cinéaste et metteur en scène Christophe Honoré, le circacien Mathurin Bolze, les chorégraphes Franck Micheletti, Eun Me Ahn ou Pauline Simon. Cette année, nous avons pu le voir en grosse taupe dans la dernière création du metteur en scène Philippe Quesne, La Nuit des Taupes et Maulwürfe (concert de taupes). Nous le verrons prochainement dans la nouvelle création de Clédat et Petitpierre, Ermitologie, et dans D comme Deleuze mis en scène par Cédric Orain. Egalement Batteur, il signe des projets musicaux dont T o u t   E s t   B e a u actuellement en tournée.

Quel est votre premier souvenir de danse ? 

Les premiers souvenirs ne sont pas très précis… Dans tous les cas, c’est une expérience lointaine mais que je dois essentiellement à des gens très proches, mon parrain et sa femme, très importants dans mon éducation. Dans ma famille il n’y avait pas du tout cette habitude d’aller voir des spectacles ou expositions. Je me rappelle quand même de spectacles d’Ariane Mnouchkine à La Cartoucherie de Vincennes. Je n’en ai que de vagues sensations, ou images très brèves, mais c’était une atmosphère qui m’avait marqué : les murs intérieurs qui avaient été peints à la mains, les odeurs de nourritures pendant que les acteurs se maquillaient en dessous des gradins, sentir que des gens s’étaient rassemblés pour faire quelque chose… Puis plus tard, au lycée, il y a eu une sortie pour aller voir Merce Cunningham au Théâtre de la Ville. C’était Biped (1999). Je savais à peine que la danse existait. Une sorte de choc dans mes yeux d’enfant de la campagne : une vision de corps inhabituels, de lignes et de couleurs.

Quels sont les spectacles qui vous ont le plus marqué en tant que spectateur ? 

Les premiers spectacles ont été marquants parce que c’était les premiers. Il y a eu La Tribu Iota (2001) mis en scène par Francesca Lattuada. C’était le spectacle de sortie du CNAC. Je voulais faire du théâtre et c’est vraiment ce spectacle où je me suis dit que je voulais faire du cirque. Puis Au bord des Métaphores (2000) de Rachid Ouramdane, mon premier spectacle de danse contemporaine. Je ne comprenais rien mais cette incompréhension m’a donné envie de voir plus de danse. Longtemps après, il y a eu Sur le concept du visage du fils de Dieu (2011) de Romeo Castellucci. Pour le spectacle, bien sûr, et pour tout le génie de ce metteur en scène, mais aussi à cause des conditions et du contexte de présentation. Avec deux vigiles à chaque coin de la scène, prêt à intervenir, à cause de cette polémique menée par les catholiques intégriste, d’un tel contre sens en plus. Très récemment, il y a eu également GRANDE – de Tsirihaka Harrivel et Vimala Pons, deux artistes que j’aime profondément. 

Quels sont vos souvenirs les plus intenses en tant qu’interprète ?

Toutes les expériences de plateau ont été très physiques. Je n’en retiens pas une particulièrement, chacune demandait des énergies particulières et induisaient des fatigues différentes. Avec Ivan Mosjoukine, le fait de faire le son, la lumière, des actes physiques, d’être dedans/dehors demandait beaucoup d’énergie et de concentration. Dans La Nuit des Taupes de Philippe Quesne on produit une telle chaleur dans les costumes que même respirer devient laborieux. En tant qu’interprète, c’est intéressant de trouver comment se mouvoir alors qu’on ne voit quasiment rien. J’aime l’idée de trouver un corps spécifique à une pièce.

Quelles rencontres artistiques ont été la plus importante dans votre parcours ?

La rencontre avec Vimala Pons et Tsirihaka Harrivel, avec qui on a co-créé le collectif Ivan Mosjoukine et le spectacle De Nos Jours (Notes on the circus). Toute cette période m’a fait réfléchir à plein de choses liées, de près ou de loin à la création, à la notion de collectif, à l’écriture …Je pense aussi à Christophe Honoré, pour Métamorphoses (2014) et spécialement pour Fin de L’Histoire (2015). C’était ma première pièce de théâtre, avec du texte, et seulement du texte. Sa confiance était autant très réjouissante que déstabilisante. C’est une personne que j’aime parce qu’il fait ce qu’il a à faire. Les comédiens d’origine asiatique sont très souvent utilisés parce qu’ils sont asiatiques (in)justement. Et ça n’a jamais été le cas avec Christophe, que ce soit dans Métamorphoses ou Fin de l’Histoire. C’est un détail, mais je le souligne.

Quelles oeuvres retrouvent-ont dans votre panthéon personnel ? 

Disons que certaines pièces vous marquent très longtemps. C’est le cas avec des pièces de Pina Bausch, comme Kontakthof (1978)de Maguy Marin, ou de Johann Le Guillerm. GRANDE – de Vimala Pons et Tsirihaka Harrivel. Il y a eu certaines pièces d’Yves Noël Genod qui m’ont fait vivre un autre théâtre, et alors là, ça touche à la grâce. Les pièces de Roméo Castellucci, les pièces de Jonathan Drillet et Marlène Saldana…  mais je ne peux pas parler de panthéon car je ne suis pas très conservateur ! (rire) Ou alors ce serait un panthéon mouvant, qui ne regroupe pas que des spectacles, bien au contraire. Il serait plutôt composé d’artistes musiciens comme This Heat, Can, Suicide, Delia Derbyshire, Kraftwerk, John Cage, Suzanne Sciani, Eliane Radigue ou Tony Conrad. Presque que des gens vivants, et la liste ne fait que s’allonger.

Quels sont les enjeux du théâtre aujourd’hui ?

Je ne suis pas attaché à des problématiques ou enjeux spécifiques à une pratique, que ce soit la danse, le théâtre, le cirque, la musique, ou autres. C’est d’ailleurs ce dont j’essaie de me défaire, je ne veux absolument pas être spécialiste de quoi que ce soit. Je suis profondément attaché au fait de chercher quoi montrer et comment le montrer, comment faire voir. Il y a bien sûr des enjeux propres à la danse ou au théâtre aujourd’hui, des enjeux esthétiques, d’écriture etc. Mais comment prendre en compte le monde, la vie autour de soi ? Cela me semble compliqué de rester dans des enjeux spécifiques.

À vos yeux, quel rôle doit avoir un artiste dans la société aujourd’hui ?

Je ne crois pas que l’artiste ait de rôle à tenir, ou peut être celui d’avertir et non de divertir. Je verrais plutôt chaque créateur/trice, quel-le qu’il/elle soit (pas seulement dans les arts de la scène), comme un contrepoint indispensable à l’uniformisation de la pensée, de la vie, des normes. Chaque artiste, chaque personne a ses responsabilités : trouver ses propres réponses à ses problématiques. J’ai la sensation que l’artiste n’a pas plus un rôle à tenir que le boulanger, l’artisan cordonnier, ou quelconques autres personnes. La fonction ou le rôle de l’artiste serait peut-être de prendre la parole, c’est à dire de parler, d’expérimenter à la place de celles et ceux qui ne peuvent pas (pour citer Gilles Deleuze dans son Abécédaire) et d’avoir la possibilité de se planter et de recommencer, de faire l’expérience de l’inutile, de l’improductif.

Photo © Erwan Ha Kyoon Larcher