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EPURRS, Fabrice Lambert

Propos recueillis par Marc Blanchet

Publié le 19 janvier 2022

L’acronyme KRUMP signifie Kingdom Radically Uplifted Mighty Praise. En le traduisant en français par EPURRS (Éloge puissant d’un Royaume Radicalement Soulevé), le chorégraphe Fabrice Lambert témoigne du désir de donner un nouvel essor à une danse urbaine exutoire née de la colère des rues de Los Angeles au début des années 2000. Chorégraphié en collaboration avec Wolf (Wilfried Blé) et Cyborg (Alexandre Moreau), respectivement vice-champions du monde et champion d’Europe de Krump, Fabrice Lambert croise leurs gestuelles et leur engagement à une écriture elle-même riche de soubresauts et d’impulsions. Dans cet entretien, il revient sur l’histoire de ce duo singulier et partage le processus de création d’EPURRS.

Le Krump est une discipline généralement absente des studios de danse contemporaine. Pourriez-vous revenir sur votre découverte de cette pratique ?

Mon histoire avec le Krump s’inscrit dans le temps. Chorégraphe depuis le milieu des années 90, j’ai atteint une maturité d’écriture à partir des années 2000. Lors de cette période, je me rendais à la piscine du Forum des Halles Halles à Paris, et j’observais souvent des danseurs de hip-hop, sans avoir particulièrement d’affinités avec leur danse. Toutefois, vers 2002, quelque chose de nouveau, de singulier, est apparu. Un autre type de danse a vu le jour, proche du côté « nerveux » de ce que j’expérimentais comme chorégraphe. Cette conjonction dans les gestes, cette proximité dans les intuitions, m’ont arrêté net. J’ai échangé avec des danseurs qui m’ont sensibilisé au Krump, à cette danse apparue dans les années 2000 dans les quartiers pauvres de Los Angeles. Ensuite j’ai vu Rize, le documentaire de David LaChapelle, qui a permis une reconnaissance de cette culture. Le Krump rejoint mon travail sur le corps, à travers une écriture de la verticalité, du lien entre sol et ciel, et de nombreuses postures.

Comment avez-vous rencontré Wolf et Cyborg, les deux interprètes de votre pièce EPURRS ?

À partir des années 2000, j’ai suivi autant que je le pouvais ce mouvement très peu visible, d’esprit clanique. Il s’exprime par des battles, au sein d’une société assez tournée sur elle-même. En échangeant au sujet du Krump avec Dominique Laulanné, directeur de la Maison de la musique de Nanterre, où je suis en résidence, celui-ci m’a signalé qu’il existait dans sa structure un pôle de ressources consacré au hip-hop ! Les deux interprètes d’EPURRS, Wolf et Cyborg, y intervenaient en menant des ateliers dédiés à la pratique du Krump. J’ai pu ainsi les rencontrer rapidement, ce qui me permet de souligner quelque chose d’essentiel et dans leurs personnalités et dans ma chorégraphie : il s’agit, et c’est original en soi, d’un duo constitué. Ces deux krumpeurs se sont choisis pour travailler ensemble. Notre rencontre s’est effectuée en pleine deuxième vague de la Covid-19. J’avais énormément de questions pour comprendre ce que représentait le Krump à leurs yeux et nous avons passé une première journée à discuter ensemble. En interrogeant les codes du Krump en leur compagnie, j’ai perçu la méfiance de Wolf et Cyborg. Je leur ai précisé que je ne souhaitais pas dénaturer leur danse, me livrer à un exercice de « décalage ». De fait, j’ai invité dans le projet Soulfabex, un beatmaker de musique Krump, qui nous a accompagnés tout le long du processus de création.

Dans le KRUMP, les corps des danseurs subissent une pression extérieure invisible comme ils donnent l’impression de pouvoir réagir à tout instant. Est-ce un des aspects majeurs de cette danse que vous avez essayé d’explorer avec EPURRS ?

J’ai exercé ma vigilance sur beaucoup de caractéristiques du KRUMP.. En travaillant avec ces deux danseurs de haut niveau (dès notre première rencontre, ils m’ont bien indiqué qu’ils étaient champions du monde, ce qui signifie aussi une force de travail exceptionnel et une capacité à répéter sans cesse), j’ai continué de me sentir entier dans le théâtre des tensions que je mettais en place dans la relation entre les corps et la scène ou l’extérieur. En somme, ils évoluent dans un espace de frictions permanent que j’essaie de lier à leur tonus. Ce tonus est l’ensemble des muscles sans lesquels il n’y a pas d’action directe.

Comment ont-ils réagi au déplacement que vous opériez dans leur pratique ?

Très sincèrement, je pense que cette création leur a ouvert un nouvel univers. D’abord, je le souligne à nouveau, ce sont d’immenses travailleurs. Toutefois, le Krump s’articule autour de la battle. C’est un dialogue de un à un. Avec eux, le dialogue est double, et cette fois-ci il se déploie dans un espace autre, qui les emmène véritablement ailleurs. Depuis, ils développent de nouveaux processus de création… Quoi qu’il en soit, cette pièce répond pleinement à mon souhait initial : donner un souffle nouveau au Krump. 

Dans EPURRS, les moments de forte physicalité croisent des temps de ralentissement, de respiration, de silence. Il n’y a pas de parti pris narratif, de désir de raconter une histoire ou de représenter l’espace urbain d’où, par ailleurs, cette danse provient. Comment s’est imposé le choix de cette abstraction de la danse ? 

Cette dimension abstraite de la danse s’inscrit dans la continuité de ma propre recherche chorégraphique. La question du narratif n’a jamais été présente dans l’écriture de mes pièces, ni le désir de donner une dimension psychologique aux relations entre les interprètes. Ce qui prime, ce sont les tensions, les accords, des réflexions tonales, un ensemble d’éléments qui révèle un vocabulaire, avec des lignes dans l’espace. Ces tensions interrogent notre verticalité, nos origines, avec un travail au sol conséquent. Réfléchir sur le regard fait également partie des questionnements qui traversent ma démarche artistique. Que suis-je en train de regarder lorsque je danse ? Comment le regard peut-il être un prolongement du mouvement ? Dès lors, sur quoi s’appuie-t-il ? Ces questions agissent toujours au sein de mon écriture. Les danseurs et moi-même avons abordé le Krump à un endroit commun essentiel, qui définit cette danse et nos propres recherches : une énergie d’aujourd’hui. Pour cette énergie, le terme de spirit est également adéquat. Il s’agit de quelque chose qui pétrit les interprètes, les fait danser en grand. Le Krump vient du mental et du cœur, autant que de la peau, de l’os ou des muscles. Cette danse joue avec tout ce spectre. Plus exactement, le spirit de cette danse est de traverser ce spectre pour dire quelque chose. Le danseur transforme l’espace comme la pensée. Ce spirit repose aussi sur l’encouragement ; ce sont des corps généreux que nous voyons sur le plateau. Si dramaturgie il y a avait, ce serait ce flux qui porte et change le corps entre le début et la fin du spectacle.

Avez-vous pu partager ce travail à la communauté Krump ?

Il existe une véritable communauté autour de Wolf et Cyborg et de leur Krump, qu’ils ont formée et qui les suit. Beaucoup sont venus voir des répétitions, ont regardé les propositions et en quelque sorte validé les étapes de travail. Les aspects les plus contemporains de la pièce sont souvent ceux dans lesquels ils ont reconnu le spirit de cette danse, l’ont approuvé et hippé ! Lors de la création à la Maison de la musique de Nanterre, une trentaine de fidèles était là, de quoi contaminer la salle avec un enthousiasme qui s’exprime en direct, loin du silence de la danse contemporaine… Le Krump est véritablement communicatif et porte en lui une authentique adresse. S’adresser à quelqu’un, penser cette adresse, est une des raisons principales à l’origine de cette création.

Conception et chorégraphe Fabrice Lambert. Chorégraphie et interprétation Wilfried WOLF Blé, Alexandre CYBORG Moreau. Compositeur Soulfabex. Costumes Rachel Garcia. Photo Laurent Philippe.

Fabrice Lambert présente EPURRS 360 les 21 et 22 janvier au Festival Trente Trente à Bordeaux