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Emmanuelle Vo-Dinh « Nos urgences vont devenir des habitudes de fonctionnement »

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 9 février 2021

La crise sanitaire a révélé l’extrême fragilité des structures culturelles ainsi que des activités liées à la production, à la création et à la diffusion du spectacle vivant. Il est essentiel aujourd’hui, plus que jamais, de faire un état des lieux auprès des artistes, en prenant des nouvelles de celles et ceux qui subissent de plein fouet cette mise à l’arrêt. À la tête du Phare, Centre chorégraphique national du Havre Normandie, Emmanuelle Vo-Dinh revient sur les conséquences de cette catalepsie du secteur chorégraphique. Dans cet entretien, elle partage ses réflexions sur la manière dont la crise sanitaire a secoué sa pratique et son travail au Phare, lieu qu’elle quittera à la fin de l’année après dix ans de direction.

Comment avez-vous vécu le premier confinement ?

Dans une sorte de paradoxe permanent… Je terminai, la veille de l’annonce du confinement, 5 jours de répétitions au Phare pour ma nouvelle pièce (jeune public) La forêt de glace. Nous avons décidé de laisser la scénographie en place avec l’espoir naïf que ce temps arrêté nous permettrait peut-être de revenir répéter. Ce fut le cas mais… trois mois plus tard ! Entretemps, rien ne s’était passé dans le grand studio du Phare… Par ailleurs, à la fois pour mon travail comme pour les activités du CCN, une charge lourde de décisions et de gestion des calendriers, adossée à l’attente du modus operandi pour savoir comment gérer administrativement l’ensemble des problématiques, aura été anxiogène et chronophage parce qu’évidemment inédite. Mais tout cela a été le cas pour chacun d’entre nous ! L’ensemble aura été long et laborieux dans une vie « nouvelle » où la place de la visioconférence aura occupé la majorité des journées. La sensation d’immobilité physique et d’isolement faisant face à une grande activité entièrement connectée. Enfin, la nécessité de glisser continuellement de la sphère privée à la sphère professionnelle et réciproquement aura demandé une certaine dissociation, mais comme pour beaucoup de celles et ceux qui ont une vie familiale. Si j’ai pu imaginer un temps trouver un espace de libre de réflexion pour trouver de nouvelles ressources ou de prendre du recul, la réalité n’aura jamais cessé de me renvoyer aux urgences. J’ai, néanmoins, la chance de vivre à la campagne avec beaucoup d’espace et où l’indépendance est possible. Redécouvrir la nature proche au printemps aura été aussi un exutoire bienvenu et salvateur que beaucoup n’ont pas eu.

Comment ce premier confinement a-t-il affecté votre travail  ?

Je répète mes pièces sur des temps assez longs, à savoir deux ans voire deux ans et demi, mais avec des temps dilatés entre chaque session, afin de pouvoir trouver la ressource nécessaire pour travailler à la table et en studio tout en assurant aussi la direction du Phare. Le confinement a détourné une partie de ce « kaléidoscope » pour le concentrer sur un temps de travail très technique et pratique lié aux urgences, après quoi, le début d’un no man’s land a commencé face à l’inconnu qui s’ouvrait soudainement à nous ! Cet état de flottement a rendu totalement impossible ma capacité à me concentrer sur mon propre travail de création en cours. Puis, à mesure que nous nous sommes enfoncés dans un temps plus dilaté où d’autres habitudes sont arrivées, un petit espace de recul est apparu, tant sur la situation du moment que dans l’appel irrésistible de l’envie d’un « après ». Mais deux ou trois mois c’est à la fois très long et beaucoup trop court pour laisser place à une réflexion qui puisse soudainement s’incarner.

Comment Le Phare a-t-il pallié sa fermeture au public ? 

Je trouvais intéressant de prendre la température de ce moment avec d’autres chorégraphes et artistes. De cette réflexion est née l’idée de figurer l’absence, soit une demande aux artistes qui auraient dû être en résidence au Phare à l’instant T, un geste libre mais inédit. Toutes les semaines et/ou quinze jours nous avons donc reçu et adressé aux abonné-e-s à notre newsletter, des vidéos ou textes ou photographies d’artistes, qui ont permis de scanner leur état d’esprit dans ce temps de confinement, de les rendre aussi extrêmement créatifs à un autre endroit. Ce figurer l’absence a montré toute la ressource encore à l’œuvre chez chacun-e, aussi dans sa relation à ce temps hors normes. Cela a constitué un espace de dialogue avec les artistes qui fut réjouissant et stimulant pour moi. Dans ce moment où tout le monde avait peur du vide, ce geste semblait juste à l’endroit du Phare.

D’autres occupations ont-elles émergées pendant votre baisse d’activités ?

J’ai entamé sans préméditation une sorte de rituel autre, une heure par jour, en construisant dans mon jardin un parterre de mousses, prélevées dans la nature environnante, puis « replantées » au pied d’un arbre aux racines rhizomatiques. Je l’entretiens régulièrement depuis 10 mois. Le travail sur le détail est déterminant pour définir l’ensemble, c’est devenu une pratique presque méditative et une sorte de rituel solitaire. C’est mon covid garden ! Avec cette nouvelle pratique, j’ai sans doute retrouvé la sensation de l’ailleurs, des voyages : à Kyoto en 2018 pour y danser mon solo Ici-Per-For, et où les jardins japonais sont éblouissants, et en Norvège, en septembre dernier avec mon équipe, où nous avons tourné les images de La forêt de glace (création jeune public créée à huis clos en novembre 2020, ndlr) filmées par Laure Delamotte-Legrand. Nous avons parcouru pendant sept jours la nature norvégienne luxuriante et parfois improbable : cascades, forêts, fjords, et rennes ont impressionné ma rétine. J’y ai cultivé un désir d’observation de la nature elle-même, de ces multitudes de petits mondes organisés, à l’image des fractales dont ils font partie. Ce « déplacement » quotidien, assez méditatif dans sa pratique, a été indirectement une façon de me nourrir, de créer un pont avec la création en cours de La forêt de glace, qui aborde la relation à la nature dans un rapport presque mystique.

La crise sanitaire a-t-elle provoqué de nouvelles réflexions sur votre travail ?

Cette crise sanitaire correspond à un moment de transition pour moi (et pour Solenne Racapé – directrice déléguée du Phare) puisque nous quitterons Le Phare en décembre 2021, après dix années de direction. Nous nous étions mutuellement promis quelle que soit la situation, de ne pas rester au-delà d’une décennie. Cette deadline entendue entre nous nous a toujours permis de travailler avec l’idée que c’est une expérience (intense) à traverser et que ce poste n’est pas un aboutissement en soi, notamment au regard de ma vie de créatrice mais aussi dans la façon de porter des projets. Il est bien évident que le contexte actuel oblige à réfléchir différemment puisque ce qui fait la vie des artistes, dans son partage des œuvres au plateau avec les publics, ne peut actuellement avoir lieu. J’essaye de construire mes idées de futur en prenant en compte cette réalité, qui préfigure dans mon projet des notions d’inattendu et des bifurcations à trouver. En ce qui concerne mon travail de création, au-delà de la pièce Attractions sur laquelle je travaille depuis 2019 (dont la création est prévue à l’automne 2021), je commencerai en 2022 un cycle de soli, dont le premier opus sera un solo que j’interpréterai. Si ce format était pensé avant la crise sanitaire et le confinement, il vient s’inscrire dans un temps presque idéal au regard de la situation. Enfin, je souhaite continuer à tourner mon répertoire récent, et notamment les plus grandes formes. Je souhaite défendre certaines pièces et leur donner la possibilité de trouver de nouvelles scènes. Je veux croire que le bouleversement que nous vivons va aussi permettre cette écologie-là.

En tant que danseuse, la pandémie a-t-elle bouleversé votre rapport au corps de l’autre ?

Dans le cadre de mes temps de répétitions en studio, je n’ai rien changé à ma pratique. Nous n’avons, de par la nature du travail déjà entamé, pas pu mettre en place des barrières sanitaires au sens où il est attendu. Il y a eu une forme d’hypocrisie à nous demander l’impossible. C’est sans doute aussi possible parce que je travaille avec la majorité de ces interprètes depuis plus d’une quinzaine d’années. La confiance mutuelle est donc très forte. J’ai évidemment de lourdes interrogations sur notre rapport aux autres dans le cadre des relations sociales et quotidiennes où nous communiquons avec nos visages, les émotions et les contacts physiques d’usage ont disparu. J’ai le sentiment que cette perte de reconnaissance de l’autre ne soit que le début, impression confirmée par le stress grandissant que nous observons un peu partout autour de nous. Cela en dit déjà beaucoup sur l’état général de notre psyché. Nous allons avoir besoin de réparer ce trauma collectif. J’ai beaucoup de mal à imaginer ce que l’ampleur de cette privation va générer dans le temps. Cette modalité de rapport à l’autre, dont nous arrivons à nous affranchir plus ou moins dans nos métiers, va nécessairement avoir des impacts inédits pour celles et ceux qui n’ont pas de relations privilégiées avec leur propre corps, et particulièrement pour les enfants qui vont s’adapter « sans problèmes » à ce contexte d’aseptisation !

La pandémie va rendre plus difficile la circulation de la danse. Comment envisagez-vous cette nouvelle donnée ?

Les circulations d’artistes en Europe et ailleurs ne sont pas très productives en ce moment, en termes de déploiement dans le partage d’œuvres ou rencontres… Le simple fait de traverser les frontières a parfois été une épreuve, de ce que certain-e-s artistes ont pu m’en dire. Aujourd’hui, plus rien n’est vraiment envisageable et nous nous devons donc de réfléchir à cette question en étant au pied du mur. Mais cette situation engage aujourd’hui une question plus large au regard de l’écologie : je veux bien croire que les artistes soient inspirés à devenir vertueux à cet endroit-là, mais les questions écologiques qui priment aujourd’hui dépassent largement la question des déplacements dans le cadre d’un partage culturel. Il faudrait déjà régler la question de la pollution là où elle est particulièrement lourde et toxique. Le jour où le tourisme de masse et les bateaux de croisière seront par exemple interdits, nous pourrons alors peut-être nous poser la question à fins utiles. À ce stade, la prise de conscience que nous demande la situation doit donc dépasser le cadre du secteur culturel, et compte tenu du fait que nous ne sommes pas spécifiquement entendus sur bon nombre de sujets, je ne crois pas que l’exemplarité avec laquelle nous pourrions aborder cette question soit porteuse. Et si les échanges virtuels peuvent être précieux à certains titres, ils ne remplaceront jamais la relation de l’expérience de l’autre, ailleurs.

Comment avez-vous vécu la rentrée 2020 ?

Lorsque la situation s’est améliorée à la fin de l’été, chacun-e a imaginé que le cours des choses allait reprendre, se redessiner plus ou moins comme avant, mais nous nous sommes retrouvés très vite à gérer de nouvelles modalités de travail. Nous avons ainsi été (et sommes toujours) très « occupé-e-s » à la gestion des espaces de travail, de l’emploi du temps, des jauges, des pratiques en fonction de chaque public,… bref, très peu de temps pour penser à des modalités majeures de changement dans le temps imparti. L’apprentissage incessant de nouvelles règles m’a personnellement privé d’un espace mental disponible que l’on aurait pu croire comme évident dans ce temps en pointillés. Je ne suis pas sûre non plus que chacun-e ait eu le temps nécessaire pour mettre en place de nouvelles modalités à la pérennité affirmée. Le couvre-feu enfin, même s’il n’est pas à titre personnel réellement un handicap pour moi dans ce temps précis de travail, n’en est pas moins une restriction de libertés qui pèse terriblement mentalement. Notre vie est aujourd’hui soumise à des paradoxes quotidiens qui pèsent lourds dans leur symbolique. Il semble injuste que les sacrifices des uns permettent l’enrichissement des autres, que certaines décisions actent des parfaits non-sens. J’ai vraiment cru par exemple que le référé liberté pourrait inverser la donne. Plus le temps passe et plus il efface les différents épisodes et/ou modalités de gestion de cette épidémie. Nous sommes pris dans un long maelström et nos urgences vont devenir des habitudes de fonctionnement. Pendant ce temps, les priorités absolues d’écologie et d’attention aux plus démunis, semblent recouvertes par cette actualité qui envahit tous les espaces. Je trouve qu’il est assez vertigineux d’essayer de réfléchir à long terme sans se sentir démuni-e devant l’ampleur des chantiers et les défis qui nous attendent. À l’aube d’un possible troisième reconfinement, et des perspectives d’une vague haute venant à nouveau effacer tout ce qui a été bâti fragilement, j’aimerai croire que nous continuons d’apprendre, et je garde en tête cette petite phrase de Marie Curie : « rien est à craindre, tout est à comprendre ».

Avez-vous constaté des changements opérants dans le milieu de la danse ?

La profession s’est organisée pour trouver des solutions, chacun à sa mesure, avec des idées de dernières minutes vertueuses, tandis que d’autres rassemblements ont pris leur place, à l’initiative du Syndeac par exemple, avec des débats essentiels sur la question de la production et diffusion de la danse, débat depuis longtemps à l’œuvre dans notre secteur qui ne cesse de demander plus de moyens, de visibilité, plus de confiance aussi. Nous nous heurtons maintenant avec des contraintes d’un autre ordre qui mettent tout le monde symboliquement sur un même pied d’égalité. Nous sommes tous privés de la même chose, même si dans les faits, certains s’en sortiront mieux que d’autres. Notre capacité à résister, matériellement comme intellectuellement, est une véritable mise à l’épreuve. Il faut donc aider les artistes à ne pas renoncer, en attendant qu’ils puissent trouver les moyens de se nourrir de cette crise et d’en faire quelque chose. Tout le monde n’est peut-être pas encore prêt à recevoir et traduire cette contrainte, et c’est bien normal. Il faudra du temps, paradoxe de l’urgence que nous vivons, pris dans un vortex de rentabilité et d’efficacité tous azimuts. Toucher le plus de monde possible, être efficace dans une main tendue vers l’autre, alors même que les aspects élémentaires du vivre ensemble nous sont actuellement impossibles, relèvent du défi et donnent parfois lieu à des positions que je n’ai pas, sans pour autant les juger. Nous glissons collectivement vers de nouvelles habitudes qui risquent de devenir la règle pour un temps long, et nous nous apercevons que les désirs de réinvention durable et plus éthique demandent du temps. Pour ma part, j’ai envie d’expérimenter en pratique, d’être dans le faire, et c’est l’objet de la réflexion que je mène avec Solenne pour la suite de nos projets. Par ailleurs, j’ai le sentiment que les artistes ont toujours eu une grande faculté d’adaptation, il est donc plus que nécessaire que cette force devienne un atout reconnu, dans ce monde de l’après dont les contours nous échappent encore.

Les théâtres et les lieux culturels ont à nouveau fermé leurs portes pour une durée indéterminée. Comment vivez-vous cette nouvelle période ?

J’ai peut-être commencé à tirer les conséquences du premier confinement en m’imposant des règles de gestion du temps plus en phase avec la réalité du moment ! Ce qui faisait exception en mars dernier devient une réalité éprouvée, il n’est donc plus nécessaire d’y consacrer la même énergie mentale, même si le modus operandi technique des mouvements de calendriers reste toujours fastidieux. Nous sommes en plein report de la dernière édition de Pharenheit (sous notre direction) pour l’été prochain, en essayant de garder un temps originel de visibilité pour les sept compagnies qui doivent présenter une création préparée de longue date et dont beaucoup sont par ailleurs normandes. En parallèle, je dois prendre des décisions avec mes interprètes sur le report des pièces en tournée, sur la vie fragile de ma dernière création et celle à venir. Je travaille aussi avec Solenne à la rédaction de mon projet à partir de 2022, qui pose les jalons d’une envie d’indépendance, dans la conception d’un projet qui prend en compte mon travail de création et de diffusion mais ne s’interdit pas de mettre en œuvre des projets artistiques autres. Nous avons envie de continuer à créer de l’expérience pour nous, mais aussi avec les autres. Ces perspectives restent stimulantes dans un quotidien assez lourd. Je travaille aussi à la construction de mon studio dans mon jardin, et des différents axes de développement possible avec cet espace. Cette perspective me permet de me projeter dans un avenir que je peux dessiner personnellement, avec des contraintes qui sont les miennes, et j’y trouve beaucoup de sens.

Comment voyez-vous demain ?

C’est bien parce que je ne le « vois » pas, mais ne fais que l’envisager, qu’il est encore possible pour moi de trouver de quoi continuer à avancer, nourrir mon imaginaire coûte que coûte et donner lieu à des envies. J’arrive à me dire qu’improviser sans cesse va devenir, par la force des choses, quelque chose de productif, sans quoi nous allons dépérir ! C’est une forme de légèreté à retrouver, mais qui peut être complexe si elle n’est pas partagée par tous. À la veille d’un éventuel troisième confinement où toute perspective se voit repoussée dans le calendrier et que chacun-e continue à déployer son énergie pour y faire face, je rêve de décisions qui donneraient du sens à nos vies plutôt que d’un court ou moyen terme qui nous maintient sous perfusion. Je suis contente d’une certaine façon que ce défi arrive à un moment où je dois envisager l’avenir sous un autre angle, et je reste assez stimulée par les zones d’ombres et de bifurcations à trouver. C’est aussi assez créatif d’envisager l’avenir dans l’absolu, sans se frotter à la contrainte du réalisable. Après tout, « se réinventer » tient peut-être dans ce grand happening que nous vivons. Certains « réinventent » en proposant des spectacles virtuellement, donc nous rentrons dans une politique de « nouvelle pratique » qui n’aurait jamais pu avoir cours il y a 20 ans. Est-ce donc à moyen ou long terme la fin d’une pratique en cours et le début d’une nouvelle façon d’appréhender notre rapport à l’art ? C’est déjà, je crois, l’amorce d’un changement, plus ou moins voulu, peu importe le regard qu’on y porte. J’ai la sensation que nous devons vivre pleinement ce présent, dans ce qu’il a de douloureux, dans ses renoncements, ses choix par défaut,… car ce présent parle et agit déjà pour nous.

Photo © Olivier Bonnet