Photo Meyoucycle 6 ∏ Anne Van Aerschot

Meyoucycle, Eleanor Bauer

Propos recueillis par François Maurisse & Wilson Le Personnic

Publié le 24 janvier 2018

Avec sa dernière création en date Meyoucycle, la danseuse et chorégraphe américaine Eleanor Bauer poursuit une étroite collaboration avec le compositeur Chris Peck et l’ensemble musical Ictus. Tenant autant de la performance que de la pièce musicale de science-fiction, ce concert hybride engage une réflexion autour du progrès technique dans le contexte du capitalisme tardif et numérique contemporain.

Vous collaborez avec le musicien Chris Peck depuis presque quinze ans. Comment cette étroite complicité s’est-elle engagée ?

Chris a étudié la composition musicale dans le Michigan, des méthodes très contemporaines, numériques et analogiques. Nous nous sommes rencontrés à New-York en 2003 et nous avons commencé par réaliser de courtes performances dans des espaces autonomes de Brooklyn, sur de toutes petites scènes. Lorsque j’ai déménagé à Bruxelles pour intégrer P.A.R.T.S., nous avons continué à travailler à distance. Nous nous envoyions des partitions, des enregistrements sonores, des vidéos, des photos par email … Et en 2010, je lui ai proposé de travailler sur mon projet Dance for the Newest Age (the triangle piece). Si je me souviens bien, à cette époque, il faisait son master à Dartmouth dans le New Hampshire. Il est venu quelques semaines en résidence à Bruxelles, puis nous avons à nouveau travaillé à distance… Sa manière de penser la musique m’a permis de penser à mon tour mon propre médium, la danse, en termes de structure et de principes formels. Une fois cette trilogie achevée, nous nous sommes rendus compte que nous avions tous les deux un véritable intérêt pour le songwriting. Nous combinions des mots et de la musique au sein de formes qui ressemblaient finalement à des chansons, nous avons décidé de poursuivre ces recherches ensemble avec Meyoucycle.

Comment ce nouveau travail s’est-il mis en place ?

Au départ, nous nous sommes dit : « Et si nous faisions une comédie musicale ? » et ce, même si nous n’avions aucune appétence particulière pour la narration et la manière dont elle fonctionne dans les comédies musicales de Broadway ou d’ailleurs. Le choix de faire un spectacle musical nous permettait de combiner tout ce avec quoi nous travaillions déjà : la musique, le texte, la danse, et une ébauche de narration, de fiction. J’ai une affinité pour la performance « non-abstraite », un genre plutôt discret sur la scène chorégraphique belge, dans laquelle l’autonomie de la danse semble toujours exclure les identités, les individus, au lieu de les inclure. Je me sentais un peu exclue de l’environnement dans lequel j’évoluais à Bruxelles, s’intéresser à la comédie musicale était alors une manière de donner de la visibilité à une esthétique chorégraphique moins abstraite.

Vous avez également collaboré avec l’ensemble de musique contemporaine Ictus. Quelles ont été les différents axes de recherche avec cette équipe?

En 2010, pour les 50 ans d’Anne Teresa de Keersmaeker, nous avons créé un groupe de reprises avec des danseurs de Rosas et des musiciens d’Ictus… À ce moment là, nous avions plaisanté à propos de l’idée de fonder ensemble un vrai groupe de musique. Lorsqu’en 2013 nous avons commencé à écrire des chansons avec Chris Peck, j’ai parlé du projet avec Tom Pauwels et Jean-Luc Plouvier (membres d’Ictus, ndlr) et je les ai proposé à collaborer avec nous. Ils nous ont d’abord invité à écrire une partie de leur performance This is Not a Pop Song. Nous avons tellement joué le jeu avec Chris, qu’ils ont ensuite accepté de travailler avec nous sur Meyoucycle !

Lorsque nous avons commencé les répétitions, nous nous sommes concentrés sur l’endroit de convergence entre la pop et la musique contemporaine, qui ont pourtant des méthodes très différentes. C’était plutôt difficile de ne pas tomber dans une vulgaire parodie de musique pop, mais l’idée était plutôt d’intégrer dans une simple grille d’accords et de paroles des sons de toutes sortes. Chris, de son côté, a essayé d’altérer la notion de « partition » en donnant aux musiciens une liberté d’interprétation suffisante pour qu’ils puissent collaborer sur la composition des chansons, en établissant parfois un protocole d’interactions entre les différents instruments.

Meyoucycle catalyse en effet le travail de plusieurs disciplines artistiques : des chanteurs, des danseurs, des musiciens, des compositeurs, des auteurs-compositeurs… Comment les connexions entre les différents médiums se sont-elles tissées ?

Régulièrement, nous essayions de transposer des matériaux d’un médium à l’autre, en transformant un email en partition chorégraphique, ou alors en partant d’un mouvement pour le transformer en signal pour les musiciens. Le temps de travail dans le studio s’est vraiment déroulé différemment  pour les danseurs et les musiciens. Les danseurs sont toujours très engagés dans la création de leurs propre matériaux chorégraphiques, alors que les musiciens s’entraînent beaucoup seuls, apprennent leur partitions pour ensuite travailler à plusieurs. Avec les danseurs, il nous arrivait parfois d’aller chanter dans leur studio de musique avant d’aller danser au plateau….

Mais le travail sur la pièce ne s’est pas fait qu’en studio. Il s’est étalé sur une longue période : trois ans. Régulièrement, nous nous faisions parvenir des choses sur un dossier de partage en ligne. Tout le monde était invité à penser le projet à distance, sans être pressé par le temps. Même si nous n’étions pas physiquement ensemble, beaucoup de matière a circulé entre tous les acteurs du projet. Nous avons d’ailleurs inclus un long générique précis dans la feuille de salle, chaque section est nommée, valorisée comme dans un album de musique. Tout est crédité, l’écriture du texte, la composition de la musique, l’arrangement de la musique, la chorégraphie, etc.

La notion de collectif est en effet très présente dans Meyoucycle, était-ce pour vous une absolue nécessité ?

Dans le contexte professionnel de la création contemporaine ce sont les auteurs qui sont valorisés, les signatures permettent de vendre les projets, et les processus collectifs sont dévalués. En 2018, nous croyons toujours à l’originalité et au génie et le marché de l’art persiste dans cette vieille croyance… Selon moi, au contraire, les meilleures structures de collaboration sont celles dans lesquelles les gens peuvent faire ce qu’ils aiment. Ce n’est pas vraiment particulier à ce projet là, c’est une de mes préoccupations à chaque fois. Si je pense détenir toutes les réponses, alors je travaille seule. Mais bien sûr je ne sais pas tout, alors je m’entoure d’autres artistes en me rendant perméable à leurs idées, leurs actions.

Cette notion de collectif est-elle spécifique au médium danse ?

Je pense en effet que le postulat de se dire que la création se fait dans l’interaction avec les autres vient de ma formation de danseuse : nous, les danseurs, sommes sociaux, la danse c’est un truc de groupe, les entraînements, le travail, mais aussi la vie quotidienne, sont des choses collectives pour nous. En somme, j’ai toujours eu l’habitude de travailler à plusieurs, c’est ma façon de penser les processus créatifs, ce sont mes habitudes artistiques. C’est toujours étrange d’en parler avec des artistes visuels ou des écrivains qui ont vraiment besoin d’être seuls pour garder leurs idées claires, les faire mûrir. C’est une question de résonance peut-être. Même quand je travaille sur l’idée d’un solo, je ne peux pas le faire toute seule, je dois au minimum en parler autour de moi, je dois travailler avec des gens, en faire sortir les idées. Et ce n’est pas parce que je manque particulièrement d’autonomie, c’est juste que pour moi, faire des choses, c’est faire ensemble. J’aime créer des choses pour que les autres puisse les voir, les entendre, en être témoins.

En somme, Meyoucycle combine plusieurs mediums : musique, danse, texte… Et semble également avoir plusieurs statuts : concert, objet chorégraphique, politique et philosophique… 

Si Meyoucycle traverse différents genres, différents médiums, différentes approche, c’est parce que j’essaye de ne pas me fixer sur une seule chose, d’avoir une idée unique. Exploser les catégories, voyager de l’une vers l’autre me permet d’embrasser l’idée d’un artiste pluriel qui parvient à faire coexister dans son travail une multitude d’intérêts. Pour moi, l’hétérogénéité engage une définition de l’artiste disparate, non-figée, qui invite à la fluidité et aux métamorphoses, à assumer la complexité. Je fais parfois l’expérience d’une certaine transformation de moi-même et je fais en sorte qu’elle s’opère également dans ma pratique artistique. La danse me permet de conscientiser ce changement, puisque pour m’exprimer artistiquement j’utilise directement mon corps.

Internet, médias, réseaux sociaux… Comment cette accélération et cette explosion des supports de l’information s’infiltre-t-elle aujourd’hui dans cette pratique artistique?

Avec les médias sociaux, les nouveaux déterminismes algorithmiques, les moteurs de recherche, la tendance de la société à fixer les identités est magnifiée. Ces algorithmes qui organisent ce que nous voyons se fondent sur nos historiques de recherche, nos comportements passés, et figent nos communauté en des bulles hermétiques dans lesquelles nous finissons forcément par être d’accord les uns avec les autres. Impossible alors de créer de nouvelles façons de percevoir les autres et le monde. Les réseaux sociaux ont plutôt calcifié les choses – mis à part peut être pour des événements précis comme le printemps arabe ou le mouvement Occupy pour lesquels ils ont été très utiles. Je pense que les pratiques artistiques peuvent nous permettre de changer nos perceptions du monde. Meyoucycle aborde ce sujet, dans cette quasi-narration, cette histoire de fuite des réseaux sociaux pour aller vers un endroit fantasmé, dans l’ombre du dark web, où les gens peuvent constamment se ré-inventer.

Qu’est-ce qui vous préoccupe dans cette dématérialisation des vies, des échanges, des interactions ? 

Au même titre que par l’accélération de l’information, je suis également soucieuse de cet affaiblissement de nos compétences personnelles que nous sommes en train de vivre. Le stockage de toutes nos informations est maintenant externalisé : tout peut être à tout moment vérifié sur Wikipédia et comme nous avons tous un ordinateur dans la poche, nous n’avons plus besoin de nous souvenir des choses. C’est presque évolutionniste. Les relations à nos corps, à nos esprits, à notre espace, à notre savoir sont profondément modifiées. Nous ne sommes plus entraînés, habitués à savoir et à utiliser nos savoirs. La lecture, l’écriture, l’écoute, la restitution, qui étaient à la base de nos éducations et de nos apprentissages sont sur le point de disparaitre. Nous sommes devenus des processeurs humains, avec une capacité de stockage externe illimité. Notre libre arbitre et notre responsabilité face à l’information sont profondément affectés puisque nous ne portons plus en nous les informations, nous n’avons plus besoin de nous en soucier, tout est déjà protégé dans le cloud. Mais il n’est pas infaillible. Les idées peuvent être corrompues dans nos ordinateurs, comme elles pouvaient l’être dans nos mémoires imparfaites. Dans Meyoucycle, il y a cette idée d’altération du langage, de la communication, des sens, de la logique, de la vérité, l’image d’un être diffus, étendu, éparpillé, dématerialisé.

Concept et direction artistique Eleanor Bauer et Chris Peck. Chorégraphie Eleanor Bauer. Musique Chris Peck. Collaboration musicale Ictus Jean-Luc Fafchamps, Tom Pauwels et Jean-Luc Plouvier. Auteurs des chansons Chris Peck, Eleanor Bauer, Gérald Kurdian, Arjan Miranda, Ryan Seaton. Photo © Anne Van Aerschot.