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Emmanuel Eggermont, All Over Nymphéas

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 30 juin 2022

Emmanuel Eggermont appréhende le mouvement et l’espace comme pourrait le faire un plasticien : en puisant l’essence kinesthésique de ses danses dans des références plastiques et toujours en lien avec des espaces architecturale et picturale. Sa nouvelle création All Over Nymphéas est le quatrième opus d’une une étude « chromato-chorégraphique » : après avoir sondé les profondeurs du noir dans Πόλις (Polis), exploré le champ chromatique du blanc dans Aberration et le phénomène de rémanence lumineuse dans La Méthode des Phosphènes, cette nouvelle pièce est une réflexion sur le motif comme élément pictural et comme motivation ou raison d’agir. Inspirée par la célèbre série des nymphéas de Monet, cette nouvelle étude pour cinq interprètes est l’occasion pour le chorégraphe de s’intéresser à cette période particulière de l’histoire de l’art, où l’on passe de la figuration à l’abstraction. Dans cet entretien, Emmanuel Eggermont ​partage les rouages de sa recherche et revient sur le processus de création d’All Over Nymphéas.

All Over Nymphéas est le quatrième opus d’une recherche autour de la couleur. Pourriez-vous retracer l’histoire de cette étude « chromato-chorégraphique » et des précédents volets ?

Pour mieux appréhender la création d’All Over Nymphéas, il faut en effet évoquer cette étude « chromato-chorégraphique » que je développe depuis quelques années. Le projet Πόλις (Polis) (2017) en est le premier volet. Cette pièce interroge la stratigraphie de notre sociabilité. Elle éprouve notre aptitude à construire ensemble en questionnant la formation et l’organisation de la cité. Nous avons exploré cette question sous plusieurs angles en favorisant les échanges sur le terrain en rencontrant des archéologues, des urbanistes… mais aussi des membres d’association de quartier et des habitants. Pour l’élaboration de la vision scénographique, je me suis appuyé sur le travail de Pierre Soulages. L’abstraction de Soulages permet toutes les projections, notamment son travail sur l’Outre-noir, ces monochromes noirs qui, paradoxalement, par des effets de matière, révèle la lumière. Puis, l’idée est venue de poursuivre cette étude en cherchant le pendant de Πόλις (Polis) et en questionnant le champ chromatique du blanc. C’est ainsi qu’Aberration (2020) a vu le jour dans une monochromie au blanc. Se référant à l’origine du mot, cette pièce propose d’envisager les perspectives d’une reconstruction après la déviation soudaine d’une trajectoire de vie. Elle invite à opérer une balance des blancs et un nouvel étalonnage des émotions sans juger de leur cohérence. Une des références artistiques de cette étude est l’œuvre hypnotique et spirituelle de Roman Opalka. Pendant plus de 30 ans, l’artiste a inscri l’irréversibilité du temps dans un décompte vers l’infini peint en blanc sur un fond gris qu’il réhausse à chaque toile de 1% de blanc. En réponse à la commande d’une pièce pour le jeune Public de la part le Gymnase CDCN de Roubaix, j’ai ensuite abordé la question du retour à la couleur dans La Méthode des Phosphènes (2019). En s’appuyant sur ce phénomène de rémanence lumineuse, dans lequel tout un monde de formes et de couleurs se met en mouvement, la pièce stimule l’imagination du jeune spectateur, mais elle a aussi pour objectif de questionner sa perception du réel et ses certitudes sous-jacentes.

Votre travail tisse des liens extrêmement forts avec les arts plastiques, plus particulièrement avec la peinture, qui semble être à la racine de cette recherche en particulier.

Effectivement, ma sensibilité pour l’art plastique est perceptible dans chacune de mes pièces. Tout d’abord parce que ma façon d’appréhender le mouvement se rapproche d’un travail de la matière comme pourrait le faire un plasticien. Souvent, ces textures de danse vont puiser leur essence kinesthésique dans des références plastiques exogènes en lien avec une thématique. Ce lien entre source d’inspiration artistique et pensée de fond, se retrouve également dans l’élaboration de la scénographie que j’envisage comme une organisation architecturale et picturale, mais aussi comme une piste de réponse à un sujet posé. Par exemple, dans Πόλις (Polis), ces regards sur la cité nous ont permis de saisir combien sa construction s’organisait par accumulation de strates au fil des époques. La références aux toiles de Soulages, cette superposition de couches structurées de matière sombres ouvrant à toutes les constructions mentales, permet à la fois de nourrir les matières dansées et de définir un espace scénographique, mais il permet aussi de mettre en lumière une analogie au processus de formation de la « cite ». Dans mon travail, cette dimension graphique et plastique agit comme un fil conducteur que je propose au spectateur pour voyager vers mon univers chorégraphique. Il m’importe d’offrir au public la possibilité de plusieurs entrées possibles, dont cet aspect graphique, mais je veille à le mettre en perspective avec des références d’autres natures, avec la qualité et la diversité de la danse, l’émotion d’un lien à la musique, l’humanité qui se dégage des interprètes,etc. Aussi, dans All Over Nymphéas, la référence explicite à Monet est l’occasion de s’intéresser de plus près à cette période particulière de l’histoire de l’art, où l’on passe de la figuration à l’abstraction. Un des enjeux de ma recherche est d’amener le spectateur à vivre pleinement cette expérience. Car c’est une force de la danse contemporaine, elle nous met face à l’indicible et la profondeur qu’offre l’abstraction d’un mouvement.

D’où vient cet intérêt pour les peintures de Claude Monet, en particulier son travail réalisé dans son jardin de Giverny ? Comment son œuvre a-t-elle nourri vos réflexions et le processus de création d’All Over Nymphéas ?

Au moment d’écrire ce projet de création et de définir la notion de motif comme l’élément de réflexion central, je me suis dit qu’il serait pertinent de se référer à l’œuvre de Monet, notamment à sa série des Nymphéas. Après le noir, le blanc et les couleurs, le motif m’a semblé être la promesse à la fois d’un approfondissement de cette étude et l’ouverture vers autre chose. Sous une apparente naïveté, que les fleurs peuvent provoquer en peinture, cette œuvre colossale révèle le précurseur qu’était Monet notamment dans cette façon de travailler la répétition d’un motif pictural et le principe de série. Quand je choisis une référence artistique, il ne s’agit pas de la reproduire au plateau, mais plutôt de s’inspirer des principes de travail d’un artiste. Avant d’arriver aux Nymphéas, Monet a développé le principe de série avec ses Meules de foin. C’est pour mieux saisir les atmosphères lumineuses changeantes qu’il entamera plusieurs toiles en même temps. Puis son travail de déclinaison d’un même sujet l’amènera à poursuivre une quête du sujet idéal lors de différents voyages. Enfin, il trouve cette maison à Giverny. Pendant les dernières années de sa vie, il va décliner comme seul motif le bassin de son jardin de Giverny. C’est un acte artistique passionnant d’arriver à s’emparer d’un même motif et de le faire varier dans plus de 250 toiles, aux multiples formats, tout en ayant la sensation de redécouvrir à chaque fois une profondeur insoupçonnée. S’inspirer des Nymphéas, c’est aussi questionner le chemin qui a amené Monet à passer « malgré lui » de la figuration à l’abstraction et d’apprécier la résonance que son œuvre a produite sur des peintres modernes, notamment ceux du courant de l’All over. Dans certaines de ses toiles, le tracé des nymphéas se fait moins net, les textures se modifient, les formes et les couleurs dépassent de loin la réalité révélée par la lumière. Sans nous en rendre compte, ce jardin sans limite se poursuit au-delà du cadre et nous absorbe complètement. À l’image de ce jardin d’Eden, voulu comme une œuvre d’espoir et de paix en réponse aux atrocités de la guerre, All Over nymphéas s’appuie sur la notion du « motif » pour façonner l’architecture d’un paysage fragmenté où la métamorphose est reine. Le motif comme élément pictural allant du réalisme à l’abstraction, sujet du principe de série et, en transférant la démarche de Monet à nos temps troublés, le motif aussi comme catalyseur dramaturgique, révélant nos motivations profondes. L’étude des Nymphéas est un point d’appuis d’une grande richesse donnant de la profondeur au propos. Ce qui n’empêche pas une certaine légèreté et de l’humour par moment. D’ailleurs, ce jardin originel était en réalité façonné de toutes pièces par ce grand jardinier qu’était Monet. Il y a toujours un lien troublant entre l’originel et l’artificiel. Nous nous construisons tous sur des expériences et des références profondes comme sur d’autres, plus superficielles.

Comment avez-vous initié le travail avec les interprètes ? Quel terreau commun avez-vous constitué pour débuter le travail en studio ?

Nous sommes allés visiter le jardin de Giverny, le musée de l’Orangerie. Nous avons regardé pas mal de films, lu des livres et échangé sur le parcours de Monet mais pas seulement. Nous sommes allés voir du côté des peintres de l’abstraction américaine. Les quelques Nymphéas ayant traversé l’atlantique ont exercé une influence sur cette génération d’artistes d’avant-garde. L’absence de hiérarchie de plan, la gestion du « hors-champ », l’immersion dans l’œuvre, la répétition de motifs… sont les bases de cette peinture moderne. Nous nous sommes donc ainsi intéressés à Jackson Pollock, Barnett Newman, etc. Nous nous sommes aussi ouverts à d’autres champs d’action qui offrent une réflexion sur le motif : l’architecture, le textile, la musique… et bien évidemment la danse. Mais pour moi, c’est la distance prise avec une référence qui fait son intérêt, sa nouvelle lecture. Ce qui importe pour moi, ce n’est pas le seul regard du chorégraphe sur ces documents, mais c’est de proposer tout un ensemble de matières premières aux danseurs afin qu’ils s’en emparent, chacun à sa façon. Dans cette pièce, il y a cinq interprètes, d’horizons différents, qui ont un rapport différent à la danse. Cette diversité des regards et des expériences est vraiment importante pour moi. Mon rôle est alors de leur offrir des atmosphères de travail propices à libérer leur créativité en allant puiser au fond d’eux. Car questionner le motif, c’est aussi, en jouant sur le mot, questionner la notion de motivation, l’élan fondamental de mise en mouvement. C’est donc ce que j’ai fait avec l’équipe en travaillant sur leurs propres motivations. Comment en sont-ils arrivés là ? Quelles ont été les rencontres déterminantes dans leur vie ? Qu’est-ce qui fonde leur choix aujourd’hui, leur vision du monde ?

Comment s’est organisée l’écriture chorégraphique de All Over Nymphéas ?

Dans un premier temps, nous avons principalement travaillé en faisant des séances d’improvisations sur la base de ce que l’équipe a gardé du contact avec toutes ces références que nous avons évoquées. D’autres moments d’études ont consisté à isoler les motifs chorégraphiques, nous invitant par la même occasion à nous interroger sur ce qui définit leur nature : un mouvement ou une suite de mouvement écrits, une matières dansée définie pouvant être répétée sans pour autant être fixée, une relation avec un accessoire ou un costume, une figure ou un personnage… Nous avons ainsi constitué des « palettes » de motifs chorégraphiques d’une grande richesse, tant par leur variété de style que par leur profondeur, renvoyant chacune à des expériences sensibles et essentielles. Cette pièce se conçoit comme une expansion de motifs chorégraphiques et scénographiques. Des motifs de toutes natures par exemple ceux issus du textile que l’on retrouve dans le dessin visible sur scène à la fin de la pièce, mais qui ont également nourri la matière chorégraphique. J’ai demandé aux danseurs ce que le tartan, le pied de poule (motif tissé de textile, ndlr), etc, pouvaient évoquer pour eux et à chaque fois, de nouvelles matières chorégraphiques ont surgi pour alimenter cette palette. La structure de la pièce n’était pas du tout préétablie dès le départ, il y avait juste la volonté de poser un cadre ouvert, en lien avec l’idée d’une œuvre immersive où la répétition de motifs domine. Le challenge consistait à définir un canevas chorégraphique permettant à l’agencement de ces motifs de rester aléatoire même lors des représentations.

Votre écriture chorégraphique se concrétise/formalise toujours en lien avec des objets et des environnements plastiques. Comment avez-vous conceptualisé l’espace et les accessoires de All Over Nymphéas ?

Pour moi, le danseur évolue au même niveau que la musique, un costume ou un objet utilisé sur scène. Chacun sert la pièce sur le même plan, ce qui peut aussi témoigner d’un lien avec certaines œuvres de l’All over. Pour moi, l’ego de l’interprète n’a pas sa place : il existe en fonction des autres, de son environnement et de la scénographie. Dans le processus de création de mes pièces, j’utilise souvent des petits accessoires, des matériaux bruts aux formes simples, pour stimuler la création d’un mouvement ou d’une figure. All over Nymphéas est comme la résolution du cycle de pièces « chromato-chorégraphiques » : on retrouve donc certains éléments de chacune de ces pièces, un peu transformés, augmentés. Par exemple, dans Πόλις (Polis), je parlais de couches, de strates. Un patchwork de moquette recouvre et structure tout le plateau. La lumière éclaire différemment les fibres en fonction de leur orientation, de sorte que chaque spectateur, selon sa place, voit un dessin légèrement différent. Ensuite, dans Aberration, un dispositif scénographique et lumineux vient lui aussi dessiner l’espace à l’aide de grands stores verticaux qui orientent les faisceaux de lumière. Dans All over Nymphéas, nous avons, à la fois, un travail graphique avec des morceaux de moquette qui définissent un espace en expansion, et des suspensions verticales métalliques qui, cette fois-ci, vont permettre de jouer avec les reflets lumineux. En plus de créer des liens entre les pièces, c’est pour moi l’évocation d’une version conceptuelle et contemporaine du jardin de Monet avec son bassin aux nymphéas miroitant dans lequel il vient plonger notre regard.

L’environnement sonore et musical occupe une place essentielle de la dramaturgie. Pourriez-vous revenir sur le processus musical et les enjeux de la musique dans All Over Nymphéas ?

Le compositeur Julien Lepreux m’a accompagné sur toute l’étude « chromato-chorégraphique » depuis Πλòις (Polis) et nous avons avons développé une grande complicité au fil des créations. Tout comme dans mon travail chorégraphique, il développe des textures et des matières. Ici elles sont sonores, des « tapis » de sons organisés en strates de spectres musicaux qui font voyager le spectateur au gré des atmosphères changeantes. Mais Julien a aussi un sens aigu de la mélodie. Tout comme moi, il n’a pas peur de la beauté. Pour la création d’All Over Nymphéas, il a eu accès aux mêmes sources d’inspiration que les interprètes, il était là dès les premières séances de travail. Finalement, il a réalisé une partition stupéfiante à partir de motifs musicaux d’une richesse inouïe. Lui aussi a sa palette de thèmes musicaux. Au fil de la pièce et des répétitions, il y apporte quelques nuances. Il participe ainsi à la création de ce jardin fragmenté, en évolution constante, où se succèdent toutes sortes de métamorphoses visuelles et sonores.

All Over Nymphéas, vu à la Briqueterie CDCN dans le cadre du Festival Faits d’hiver. Avec Éva Assayas, Mackenzy Bergile, Laura Dufour, Emmanuel Eggermont, Cassandre Munoz. Conception, chorégraphie, scénographie Emmanuel Eggermont. Collaboration artistique Jihyé Jung. Musique Julien Lepreux. Lumière Alice Dussart. Costumes Emmanuel Eggermont, Jihyé Jung, Kite Vollard. Régie plateau Lucie Legrand. Chargée de production et de diffusion Sylvia Courty. Administratrice de production Violaine Kalouaz. Photo © Jihyé Jung.

All Over Nymphéas est présenté du 8 au 13 juillet au Festival d’Avignon.