Photo © Jean Luc Tanghe

Daniel Linehan « S’affranchir de l’aspect significatif de la langue »

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 12 janvier 2016

Difficile aujourd’hui d’être passé à côté de Daniel Linehan : le chorégraphe américain est désormais une des nouvelles figures établie de la danse contemporaine. En résidence à l’Opéra de Lille depuis janvier 2013, le chorégraphe y a déjà créé The Karaoke Dialogues (2014) et Un Sacre du Printemps (2015) conçu pour des élèves de P.A.R.T.S. et un orchestre live. Pour sa nouvelle création dbddbb, Daniel Linehan est allé chercher du côté de la poésie sonore et des mouvements dadaïstes pour composer un ballet sonore où s’entrechoquent mots et mouvements.

Avec dbddbb, vous continuez d’explorer la relation entre la voix et le mouvement. Pouvez-vous revenir sur les enjeux de cette nouvelle création ?

Pour mes précédentes créations, je travaillais souvent avec le texte avant de créer un mouvement qui irait avec le rythme de la voix. Avec dbddbb, j’ai essayé la méthode inverse : j’ai commencé avec un rythme clair pour le mouvement, puis la voix a été ajoutée dessus. Il était question dès le début que le mouvement allait toujours suivre le rythme de la marche, qu’une étape allait toujours suivre l’autre dans un rythme constant, avec quelques variations et des accélérations. En plus de l’impulsion constante des pieds, j’ai ajouté la poésie sonore.

Comment avez-vous découvert ces poèmes ? D’où l’idée de les transposer de manière chorégraphique est-elle apparue ?

J’ai découvert divers poèmes sonores du début du XXe siècle, dont ceux des artistes dadaïstes comme Hugo Ball et Kurt Schwitters, et c’était vraiment très excitant de les dire à voix haute. Ces poèmes n’ont pas été écrits pour être lus en silence, mais plutôt pour être performés et j’ai éprouvé beaucoup de plaisir à découvrir ces rythmes et ces sons qui n’apparaissent que dans l’oralité. Je voulais créer des poèmes semblables dans dbddbb, j’ai donc conçu de nouveaux poèmes sonores, qui ne citent pas directement ces poèmes dadaïstes, mais qui empruntent certains de leurs principes. J’ai souvent travaillé avec la langue et le texte, mais c’était ici l’occasion de s’affranchir de l’aspect significatif de la langue, de jouer simplement avec les sons possibles que la voix peut faire, et nous avons presque inventé une nouvelle langue. Évidemment le public ne peut pas vraiment comprendre cette langue et ne peut donc tirer un sens direct du texte, cependant il peut essayer de la traduire de plusieurs manières. Le sens peut apparaître dans la manière où nous coordonnons ensemble nos voix et nos mouvements. Apparaissent également de nouvelles significations selon notre ton ou dans la manière où nous articulons les syllabes, comme dans une question ou dans une commande, ou si nous murmurons ou crions le texte.

Comment les danseurs se sont-ils emparés de ces matériaux sonores ?

Nous sommes partis de l’idée de la marche et nous avons expérimenté plusieurs réponses à certaines questions que nous nous posions : qu’advient-il si nous décélérons insensiblement ou accélérons subitement ? Nous essayons de garder le même tempo dans nos déplacements, sans pour autant être analogues dans nos gestes ou nos déplacements, tout en partageant un rythme en commun. Nous avons développé un vocabulaire de mouvements en testant différentes manières de combiner le « matériel vocal » et le « matériel mouvement ».

Comment la chorégraphie s’est-elle écrite, sur la base des poèmes ?

Après des premiers essais, différentes situations ont commencé à créer une chorégraphie. Parfois, lorsque nous parlons et nous marchons ensemble, notre groupe ressemble à des manifestants, à des villageois en plein rituel ou à des personnes en pleine soirée techno. Il y a beaucoup de situations dans lesquelles des personnes « bougent » et « vocalisent » ensemble. Dans la pièce nous essayons toujours de trouver un équilibre, entre le groupe et l’individu, entre résister et se perdre dedans, entre l’entité collective et l’idiosyncrasie. C’est un véritable défi de participer à un mouvement commun tout en essayant de ne pas perdre sa propre individualité, nous essayons de traverser chacun de ses états. À certain moment, le groupe s’unit, à l’instar d’une marche militaire, et l’individualité s’efface presque dans l’unité. À d’autres moments, nous trouvons une manière de nous déplacer ensemble tout en s’affirmant chacun mais c’est difficile d’éviter le chaos tout en maintenant ce sentiment de faire « partie d’un groupe ».

La confrontation entre la chorégraphie et cette poésie sonore semble assez ludique. Qu’est-ce qui vous intéresse dans la notion de jeu, qui semble être transversale à votre travail ?

Jouer peut-être extrêmement sérieux. Quand un athlète fait du sport, ou qu’un enfant construit une maison ou s’amuse au docteur, c’est sérieux. Quand on joue, on est sérieux. Le sens du jeu qui vient dans cette pièce nous aide à maintenir chaque moment en alerte. Bien que les partitions chorégraphiques et vocales de la pièce soient écrites, de nombreux moments ont une ouverture incertaine, ce qui permet en effet un sens de jeu. Par exemple, certaines transitions sont écrites, mais nous ne savons pas quel danseur va l’initier. Le jeu n’est pas amusant ni un moment de détente, il nous amène à un état de vigilance permanent, qui nous oblige à rester très attentif aux autres.  Nous devons nous regarder et nous écouter constamment afin de garder cette connexion.

Vous continuez de collaborer avec le duo d’artiste 88888 qui signe une nouvelle fois la scénographie de votre pièce. Quelle est l’histoire de cette installation qui flotte au dessus des danseurs ?

Les artistes ont voulu traduire mes principes chorégraphiques dans une forme graphique. Dans la pièce, les danseurs se déplacent à un rythme régulier sans pour autant être à l’unisson. Le tempo constant de nos pieds à été traduit dans une grille qui flotte au dessus de la scène, la variation de chaque interprète a été traduit en tiges de différentes longueurs qui pendent à des différentes hauteurs. Ça semble très abstrait mais la structure crée une dynamique visuelle qui interagit avec notre corps et nos voix. Le décor vient également parfois déterminer notre rythme lorsqu’une des tiges se balance comme celle d’un pendule. À mes yeux, le décor dégage une aura de science-fiction… je l’appelle le « vaisseau spatial ». On peut s’imaginer que la langue que nous parlons est une langue du futur et que le décor soutient cette idée de science fiction. Les costumes et le maquillage renforcent également cette impression. Nous sommes comme une bande arrivée tout droit du futur, avec des vêtements et une langue bizarres qui nous unissent comme un clan.

Une clef pour résoudre ce titre énigmatique et imprononçable ?

Dans l’esprit de la poésie sonore dadaïste, je voulais un titre qui ait son propre son, son propre graphisme et son propre rythme, plutôt que de faire référence à quelque chose de tangible. C’est un titre qui produit une certaine forme de plaisir lorsqu’on essaie de le dire à voix haute. À chaque fois que j’entends quelqu’un essayer de le dire, la personne rigole parce qu’elle se sent ridicule, et ce rire est probablement l’enjeu principal de ce titre.

Concept et chorégraphie Daniel Linehan. Scénographie 88888. Lumières Jan Fedinger. Costumes Frédérick Denis. Avec Marcus Baldemar, Liz Kinoshita, Anneleen Keppens, Daniel Linehan, Víctor Pérez Armero. Photo © Jean Luc Tanghe.