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Clara Le Picard « Agir comme un détonateur »

Propos recueillis par François Maurisse & Wilson Le Personnic

Publié le 10 août 2018

Pause estivale pour certains, tournée des festivals pour d’autres, l’été est souvent l’occasion de prendre du recul, de faire le bilan de la saison passée, mais également d’organiser celle à venir. Ce temps de latence, nous avons décidé de le mettre à profit en donnant la parole à des artistes. Après avoir publié l’été dernier une première série d’entretiens-portraits, nous renouvelons ce rendez-vous estival avec de nouveaux artistes qui se sont prêtés au jeu des questions réponses. Ici, Clara Le Picard.

Metteure en scène, auteure et comédienne, Clara Le Picard conçoit une multitude de projets qu’elle diffuse sous différents formats, dans les théâtres, les centres d’art, les espaces sociaux et les appartements de particuliers. Se concevant systématiquement des doubles fictifs, elle parvient à questionner le réel et ses systèmes, par le truchement de la représentation. Clara Le Picard elle actuellement artiste en résidence du Centquatre-Paris et artiste associée à la Ménagerie de Verre. Ses prochaines créations Open House et A Silver Factory seront respectivement présentées en novembre prochain au festival des Inaccoutumés à la Ménagerie de Verre et en février prochain au festival Les Singuliers au Centquatre-Paris.

Quels sont vos premiers souvenirs de spectacle ?

Mon tout premier souvenir, c’est un cours de danse classique, petite, où il fallait faire le poussin, je trouvais ça ridicule, je n’étais pas un poussin. Le deuxième souvenir, c’est d’avoir fait la mer avec un grand voile que chaque élève du cours soulevait et abaissait. Le troisième souvenir c’est Les peines de cœur d’une chatte anglaise d’Alfredos Arias que j’ai pu voir plusieurs fois, mais le souvenir fondateur, c’est La Tempête de Robert Lepage à Beaubourg.

Qu’est-ce qui a déclenché votre envie de devenir metteure en scène ?

L’émotion ressentie face aux œuvres. La sensation d’être vivante et de participer d’une aventure sans limites. L’envie de rejoindre l’esprit des artistes de manière intemporelle : se détacher de la matière, des accidents anecdotiques, hors genre, hors contexte social et hasard de naissance. Par la rencontre avec l’œuvre, nous ne sommes plus ici et maintenant, mais dans un espace temps sans limite et sans exclusion, où les imaginaires dialoguent et se libèrent mutuellement. C’est une fuite dans un ailleurs pour redessiner un monde qu’il soit possible d’affronter. La création s’est imposée comme un filtre, une protection pour vivre et envisager d’exister dans une société sur laquelle on a peu de prise. C’est une manière de se protéger en se recomposant une famille fictive qui traverse les siècles et les continents, se sentir reliée à quelque chose de plus important que la simple anecdote du quotidien. En créant, j’ai la sensation d’être un espace où des œuvres dialoguent, je disparais au profit d’énigmes, d’échos, je suis libérée d’une vie qui ne me ressemble peut-être pas. Cet accès aux œuvres a révolutionné ma vie, j’ai voulu le transmettre à mon tour.

En tant que metteure en scène, quel(s) théâtre(s) voulez-vous défendre ?

Je veux défendre un théâtre qui donne les clés du monde, qui accueille chaque spectateur et le rende plus fort face à la vie. J’aime qu’on m’emmène, qu’on m’explique, qu’on me donne des clés. J’ai beaucoup d’émotion à voir des répétitions, le passage de l’explication à l’interprétation, de la transmission à l’incarnation. C’est ce que je fais exister dans mes spectacles ou dans les spectacles de danse auxquels je collabore comme dramaturge : donner les clés, entrer dans le secret de la fabrication, de l’inspiration, comprendre le chemin. Alors, quand en tant qu’auteure, je sollicite des experts, je réécris cette explication, je l’inclus dans le spectacle pour guider le spectateur vers une entrée simple, concrète qui permette d’accepter de se laisser emporter au-delà des mots. Cette mise en commun du savoir créé un pacte de compréhension avec le spectateur et me donne la liberté de l’emmener ailleurs sans qu’il soit prévenu et d’envisager une métamorphose du monde.

En tant que spectateur, qu’attendez-vous du spectacle vivant?

Regarder des spectacles est libératoire. Une part de moi vit avec les interprètes, se libère de sa réalité physique. Le dépassement est important aussi, qu’il soit physique ou expérimental. Il donne la sensation d’être témoin d’une expérience exceptionnelle : découvrir ce que l’être humain est capable de dépasser, de réaliser. Il s’agit pour moi d’un défrichage du possible, sans trucage, en temps réel. Comme une transe. Dans la durée se déploie ce dépassement. Je ne l’ai pas vu venir et soudainement, je ne suis plus tout à fait dans mon siège de spectatrice, je découvre ce dont le corps et l’esprit peuvent être capables. En tant que spectatrice, j’ai besoin de voir qu’on peut métamorphoser le monde par la création.

À vos yeux, quels sont les enjeux du théâtre aujourd’hui ?

Je ne suis pas sûre que les enjeux du théâtre aujourd’hui diffèrent de ce qu’ils sont depuis le début du 20e siècle : être le miroir révélateur de son temps, le portrait de son époque et agir comme un activateur, un détonateur. A ceci près, qu’on est dans une période où la technologie fragmente et isole la population. Le théâtre, comme tout spectacle vivant, recrée une expérience commune, il impose la co-présence acteur-spectateur qui redonne de la force et du pouvoir. Si le théâtre permet une ouverture du temps de la représentation vers une expérience imprévue, une alchimie, une métamorphose du réel, l’activation forte des neurones miroirs libère de ce qu’on a l’habitude d’attendre de soi-même et de la vie et offre des échappées. Le théâtre agit sur le réel, rassemble les gens et contribue à donner du pouvoir aux citoyens.

À vos yeux, quel rôle doit tenir/avoir un artiste dans la société aujourd’hui ?

L’artiste est un contre-regard. Il est l’opposé de l’information et de la fatalité. L’actualité résonne mais n’est pas illustrée sur le plateau, elle est déplacée, poétisée. L’artiste est le miroir, le révélateur de sa société. La création est contextualisée mais s’émancipe et rejoint une réflexion plus large. Le temps long de la création permet de prendre du recul sur les événements et de repenser le monde, d’en proposer un autre portrait, faire un contre-programme. A l’oeuvre-dénonciation, maintenant je préfère l’œuvre qui propose autre chose, qui ouvre une nouvelle fenêtre. L’artiste ouvre des lignes d’échappée, des contre-propositions. Un autre monde est possible.

Comment pensez-vous la place de du théâtre dans l’avenir ?

Quelles que soient les révolutions artistiques et technologiques à venir, la structure mentale de l’être humain – dont les neurones miroirs entrent en fusion avec ce dont il est spectateur – gardera au théâtre, à la présence physique, à la co-présence spectateur-acteur, une dimension cathartique et libératoire. Quel que soit l’avenir politique de nos sociétés, cet endroit de rencontre restera un espace de liberté et d’utopie. J’élargirais le propos à tous les spectacles vivants. Ils sont par leur fugacité, leur disparition immédiate, la certitude d’une poche de résistance qui se réactive dès que deux humains sont mis en présence. Nous échapperons aux contraintes par l’échappée du geste, par le vide réfléchissant du plateau, qu’il soit improvisé sur un bout de trottoir ou dans un théâtre. Qu’on réactive une œuvre passée ou qu’on improvise sur l’instant, le partage d’un temps de spectacle ouvre une brèche dans l’obligation, le non-choix, la fatalité. Le cerveau humain survit et traverse la vie grâce à l’imagination.

Photo © Claire Astier