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Christiane Jatahy « Je ne crois qu’à un théâtre de l’instant présent »

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 24 août 2018

Pause estivale pour certains, tournée des festivals pour d’autres, l’été est souvent l’occasion de prendre du recul, de faire le bilan de la saison passée, mais également d’organiser celle à venir. Ce temps de latence, nous avons décidé de le mettre à profit en donnant la parole à des artistes. Après avoir publié l’été dernier une première série d’entretiens-portraits, nous renouvelons ce rendez-vous estival avec de nouveaux artistes qui se sont prêtés au jeu des questions réponses. Ici, Christiane Jatahy.

D’origine brésilienne, Christiane Jatahy s’est imposée internationalement comme une des figures majeures du théâtre contemporain. Abordant toujours des thèmes narratifs, concentrant ses expérimentations sur la forme, elle croise les médiums théâtral, performatif et cinématographique dans des mises en scènes vertigineuses. Artiste associée au Centquatre-Paris, elle y présentera cet octobre sa dernière pièce Ithaque dans laquelle elle s’inspire d’Homère et réécrit le mythe de l’Odyssée.

Quels sont vos premiers souvenirs de théâtre ?

Mes premiers souvenirs de théâtre remontent à mon enfance, quand avec ma famille, mes parents, mes oncles, mes tantes, mes cousins, nous allions voir des pièces pour enfant et que nous essayions ensuite de les reproduire à la maison, pour les fêtes de famille et les anniversaires. Cette expérience de voir, puis de re-monter et de re-présenter a très tôt entrainé mon regard. Ensuite, à l’adolescence, j’ai assisté à beaucoup de spectacles, j’allais au cinéma, j’ai pris des cours de théâtre. Il y avait aussi les livres. J’étais une grande lectrice, de romans comme de théâtre. Ces lectures des grands classiques du théâtre ont été fondatrices dans ma formation artistique.

Qu’est-ce qui a déclenché votre envie de devenir metteure en scène ?

Je pense qu’au départ, je suis auteure. L’écriture est arrivée avant toute autre chose. Dès l’enfance, j’écrivais des textes, de la prose et de la poésie avant de me mettre à écrire des scénarios de film ou des pièces de théâtre. J’ai suivi deux formations parallèles, en philosophie et en communication. Une fois à l’université, j’ai fais le choix de la pratique, même si je n’étais pas très à l’aise dans ce rôle. Mon expérience en tant que comédienne a été importante pour pouvoir comprendre la place de l’interprète. Et même quand je jouais, je développais déjà mes propres projets… Très tôt, également, j’ai donné des cours d’interprétation, de jeu et ces moments passés dans les théâtres et devant des tables de montage m’ont peu à peu menée à assumer le rôle de metteuse en scène. Dans mon parcours artistique, j’ai aussi toujours envisagé de manière parallèle la scène et le cinéma. Même lorsque je n’utilisaient pas de dispositifs cinématographiques dans mes pièces, le cinéma était déjà une grande influence pour mon théâtre.

En tant que metteure en scène, quelle(s) théâtre(s) voulez-vous défendre ?

Les arts vivants sont fermement ancrés dans le moment présent et si nous ne partageons pas le moment présent entre la scène et le public, alors ce lien ne se fera jamais. En littérature, dans les beaux-arts, la musique, le cinéma, les oeuvres peuvent être vues encore longtemps après leurs créations et l’oeil du spectateur peut venir s’y poser que des années, voire des siècles plus tard – mais ce n’est qu’à ce moment là qu’elles sont complètes. Dans le théâtre, tout se joue dans l’instant, et chaque soir, l’oeuvre est complète. Ainsi, je ne crois qu’à un théâtre de l’instant présent, à une relation concrète entre les comédiens et les situations mises en place sur scène, les interprètes eux-mêmes et le public. Selon moi, le théâtre est un art de la relation, du entre, de la réaction vivante, pour laquelle le texte est le pont, qui permet à l’autre de construire sa réponse. Le théâtre peut être très libérateur quand il abolit toutes les frontières et crée un espace commun entre tous les individus présents au même endroit au même moment.

En tant que spectatrice, qu’attendez-vous du théâtre ?

J’attends d’une pièce qu’elle me traverse, me surprenne, pas de façon grandiloquente, mais dans un échange vivant, une certaine humanité. Il est aussi fondamental pour moi qu’on fasse confiance à l’intelligence du spectateur, que rien ne lui soit vraiment imposé, que son espace personnel, complémentaire, soit reconnu à sa juste valeur. Les comédiens sont aussi très importants, ils peuvent me repousser de la scène, ou bien m’y aspirer. Et les acteurs qui sont dans la démonstration de leur virtuosité, qui se montrent plutôt qu’ils ne sont véritablement présents sur scène me refroidissent et m’interdisent toute relation avec la pièce …

À vos yeux, quels sont les enjeux du théâtre aujourd’hui ?

Aujourd’hui, le plus grand défi du théâtre est de parvenir à se connecter avec des spectateurs qui vivent dans un monde où l’omniprésence des images, des réseaux, des diversités et des objets grandit de jour en jour. Le temps moyen de concentration à une tâche diminue et en même temps nous sommes de plus en plus proches et connectés les uns aux autres. Le théâtre ne doit pas ignorer cet environnement. Il est important d’établir une réelle relation avec le public et de non plus l’enfermer dans la chambre noire hermétique de la salle du théâtre. Les fictions doivent être construites en commun. De nombreuses formes ont déjà été créées, déconstruites et nous avons un constant sentiment de déjà-vu. Pour trouver de nouvelles formes dramaturgiques, nous devons nous poser constamment une multitude de questions à la fois sur les textes et les mises en scène, des questions qui peuvent rester sans réponse, mais qui en amènent toujours d’autres…

À vos yeux, quel rôle doit avoir un artiste dans la société aujourd’hui ?

Les artistes sont toujours politiques. Même si l’artiste ne traite pas directement de politique dans ses oeuvres, son travail et les relations qu’il induit avec les autres sont toujours politiques, car elles seront toujours perçues à la lumière des événements sociaux et politiques qui font l’actualité. Et quand je parle de politique, je ne parle pas de “faire de la politique”, mais du concept de polis, de vivre ensemble dans un même monde, dans ce qui nous unit comme ce qui nous sépare. L’artiste a le pouvoir d’apporter un nouveau regard, un nouveau souffle, de nouvelles émotions dans ce que nous connaissons déjà. Et ce décalage du regard, aussi subtil soit-il, ouvre de grandes potentialités de changement. Un artiste peut aider à changer le monde ; et mêmes les mondes à l’intérieur de chacun. Parfois, c’est à partir de ces petites merveilles intérieures que les grandes révolutions adviennent.

Comment pensez-vous la place du théâtre dans l’avenir ?

Je pense que le théâtre du futur sera un lieu de rencontre. Avec le progrès technologique, nous avons de plus en plus tendance à nous connecter virtuellement et à être de moins en moins isolés. Le théâtre de demain doit être un lieu où un sentiment d’appartenance peut naître, un lieu pour voir et faire l’expérience de quelque chose tous ensemble – quelque chose qui ne peut advenir que si nous sommes tous là – dans laquelle le corps de l’interprète, ses émotions et le public se combinent, s’additionnent, dans un dialogue immédiat. Et ce théâtre doit être construit dès maintenant, car nous n’avons jamais été si près de demain.

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