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Petter Jacobsson « Les CCN doivent toujours être pensés dans une perspective d’évolution »

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 20 juillet 2018

Les Centres Chorégraphiques Nationaux (CCN) sont des institutions culturelles françaises créées au début des années 1980. Ces lieux dédiés à la danse, dont les missions comprennent création, diffusion et transmission sont dirigés par des artistes. Le projet de chacun des 19 CCN du territoire est sans nul doute le reflet d’une ligne de conduite transversale, mêlant préoccupations esthétiques, sociales, curatoriales et politiques. Plusieurs de ces chorégraphes-directeur.trice.s se sont prêté.e.s au jeu des questions réponses. Ici le danseur et chorégraphe Petter Jacobsson, directeur du CCN – Ballet de Lorraine à Nancy depuis juillet 2011.

Qu’est-ce qui vous a motivé à prendre la direction du CCN – Ballet de Lorraine ?

Ce qui m’a motivé, c’est qu’un CCN est une structure unique dans le monde de la danse et qui n’existe qu’en France. Entièrement indépendant, il n’a pas d’intendant général à sa tête. Il n’est donc pas soumis à une direction ou à des influences extérieures, comme cela peut être le cas pour un opéra. Il y a notamment un budget uniquement dédié à la création. L’intention, le but et la raison d’être du lieu, c’est la chorégraphie. On peut donc se concentrer pleinement sur la construction et la réalisation de nos spectacles. C’est ce qui m’intéresse : évoluer dans un lieu pensé avant tout pour développer la danse. Et dans le climat économique actuel, avoir à disposition un laboratoire qui s’y consacre uniquement est précieux.

Quels sont les plus grands défis lorsqu’on dirige un CCN ?

Je dirais que c’est, tout d’abord, un rapport entre nos créations et le public. Les travaux de création sont, par définition, toujours inédits. Et nous tentons par ailleurs de toujours avoir des propositions innovantes. Si on reste dans cette optique, on ne peut pas se raccrocher à quelque chose qui est déjà là et qui serait bien établi. L’histoire des arts vivants regorge de pièces qui sont déjà bien connues du public, mais notre exercice de création suppose de travailler sans filet et d’offrir de vraies nouvelles productions. Il serait, par exemple, beaucoup plus facile de remonter Madame Butterfly ou de danser sur du Mozart. On profiterait des noms et des programmes qui sont déjà bien identifiés par les spectateurs, alors qu’avec une création nouvelle, on commence toujours de zéro. Tout cela conditionne notre autre défi : intéresser les théâtres et les programmateurs. Nous devons les convaincre du travail que nous avons accompli pour pouvoir faire tourner nos différentes pièces. Ce sont tous ces challenges qui nous permettent de développer notre créativité. Nous créons nous-mêmes notre histoire !

Quelles sont les particularités de votre CCN ? Quelles sont ses ambitions ?

Tout d’abord, il se compose d’une troupe permanente de 26 danseurs, c’est donc une grande compagnie de danse contemporaine qui conjugue plusieurs profils et sensibilités. Installés à Nancy, nous travaillons à une échelle différente d’une très grande ville qui aurait beaucoup d’habitants ou accueillerait de très nombreux touristes : c’est une donnée qu’il faut prendre en compte dans notre approche de la création. Si l’on est à Paris, par exemple, on peut rejouer les mêmes pièces de nombreuses fois : le public est tellement large que la demande est constante. Ici, nous devons à la fois nous renouveler pour continuer d’étonner nos spectateurs tout en allant en chercher de nouveaux. De plus, notre public n’est pas plus critique ou moins curieux qu’ailleurs. Notre travail consiste donc à le mettre au défi en permanence et à ne jamais le sous-estimer. Il faut tenter de lui proposer une programmation pertinente et cohérente avec notre démarche artistique générale. C’est, à mon sens, la condition pour pouvoir entretenir un vrai lien avec lui : le traiter avec respect et intelligence.

Sur le plan artistique, quelles dynamiques voulez-vous donner à votre CCN ?

Nous voulons être en phase avec l’actualité, au cœur de notre époque et continuer d’imaginer des programmes qui font sens avec elle. Parfois, nous passons par des pièces historiques mais c’est pour mieux saisir la situation actuelle et tenter d’envisager le futur. Nous partons du constat que nous cherchons tous à prévoir ce qui va se passer : même en dehors des arts, de grandes entreprises comme Apple veulent savoir ce que sera le monde de demain. Dans cette optique, il me paraîtrait très étrange de ne parler que du passé. Nous essayons d’être actuels pour décrypter le monde et savoir où l’on va. Nous voulons poser des questions : Qu’est ce que la danse aujourd’hui ? Que sera-t-elle demain ? Les nouvelles générations, que regardent-elles ? Que pensent-elles ? C’est un exercice très excitant.

A vos yeux, depuis leur création au début des années 80, comment ont évolué les CCN ?

Notre CCN a été créé en 1968, rappelons le. Il s’appelait au départ Ballet Théâtre Contemporain – Centre Chorégraphique National d’Amiens. Nous étions un cas à part. Les politiques successives de décentralisation chorégraphique lui ont permis ensuite de se développer jusqu’à l’intégrer dans le réseau des dix-neuf CCN actuels. Mais il faut continuer d’évoluer : une structure comme la nôtre ne peut pas tout à coup rester figée. Notre rôle est de la questionner. Par exemple, quand nous sommes arrivés ici avec Thomas Caley, c’était certainement un produit du temps : nous étions étrangers, contemporains… Il y avait sans doute une envie de changement. Des structures comme les CCN doivent toujours être pensées dans une perspective d’évolution. Les temps changent, nous ne sommes plus ni dans les années 1960 ni dans les années 1980 ! Nous devons intégrer le fait que notre domaine fonctionne différemment aujourd’hui. Dans ce sens, nous tentons de mettre en place d’autres approches, de faire de nouvelles propositions… Mais avec une compréhension globale du métier. Il faut donc sans cesse s’interroger sur ce qui se passe dans le monde de la danse et de la formation, ce que va devenir la danse plus tard… C’est complexe, mais indispensable. Nous devons être prêts à évoluer constamment.

Quels enjeux de la danse voulez-vous défendre aujourd’hui ?

Le CCN est un endroit où l’on peut mettre en avant la danse de manière indépendante, où elle n’est pas liée à la musique, aux arts plastiques ou à une autre discipline. C’est vraiment la danse qui est là, dans sa maison, dans sa structure. Un établissement de ce type doit exister, parce qu’elle permet d’afficher la danse comme détentrice d’une identité propre. L’indépendance qu’elle procure est indispensable pour que notre travail soit bien visible. On peut évidemment collaborer avec d’autres espaces et d’autres arts, mais les CCN permettent vraiment de montrer que notre art n’est pas accessoire. Grâce à eux, notre discipline peut être perçue comme une vraie forme d’art, et non pas un divertissement. C’est une profession à part entière qui nécessite une pratique continue pour exister. Il faut travailler sans cesse et rester vigilant : la danse est souvent associée à l’étrange, à un objet que l’on ne comprend pas. On cherche toujours un message ou une histoire derrière ce qui est vu : la danse devrait forcément être décodable, limpide. Alors que pour libérer le spectateur, il faut le détacher de la question de la compréhension pour plutôt lui demander ce qu’il ressent en voyant une création, se pencher sur ce que ça lui apporte et ce qu’il en fait. Il ne faut pas sous-estimer l’humanité, personne n’est stupide ! L’enjeu de la danse, c’est de la remettre à ceux qui sont présents. Je travaille depuis des années dans ce métier et je vois de nombreuses possibilités pour diffuser nos œuvres. Il subsiste de nombreux espaces inoccupés dans lesquels la danse peut se déployer pour pouvoir rencontrer tous les publics et se développer encore davantage.

Photo © Dorian Cessa