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Carole Quettier, Mes « soudains »

Propos recueillis par Marc Blanchet

Publié le 3 janvier 2022

Après Midi sans paupière, créé au Festival Bien fait! à micadanses en 2019, Carole Quettier confirme avec son second solo, Mes « soudains », une écriture chorégraphique inspirée par la littérature et sujette à toutes les métamorphoses. Une invitation à voyager dans l’intériorité d’un corps offert aux sensations les plus vives et les plus décalées, dans les parages des écrits d’Henri Michaux sur la prise de mescaline.

Le roman La Lettre écarlate de Nathaniel Hawthorne a inspiré votre premier solo, Midi sans paupière, dont le titre vient, lui, d’un texte d’Henri Michaux. C’est ce poète qui nourrit la conception de votre second solo, Mes « soudains ». En quoi la littérature est-elle essentielle dans votre processus de création ?

Je ne suis pas une immense lectrice mais je fais des lectures passionnées. La lecture de ces deux auteurs a correspondu à des moments importants de mon existence. La Lettre écarlate met en scène une femme exposée à la vindicte populaire. Le solo est né de la rencontre de choses vécues et la découverte de cet incroyable roman. Henri Michaux et ses deux livres sur la prise expérimentale de la mescaline, Connaissance par les gouffres et Misérable miracle, je les ai à nouveau lus lors du premier confinement, à Paris. Ces livres ont en commun de faire appel à de puissantes sensations entre l’adversaire extérieur chez Hawthorne et l’intériorité bouleversée par la mescaline chez Michaux. Après cette lecture de Michaux sur la mescaline, j’ai lu Sous le Volcan de Malcolm Lowry où j’ai perçu combien la sensation de l’existence venait s’imprimer dans la matière de l’écriture. Peut-être ce livre a-t-il ouvert la possibilité de faire quelque chose autour d’Henri Michaux (sans prendre de mescaline !) Le poète le dit lui-même : faire un film sur cette drogue est impossible. Par contre, trouver par l’acte chorégraphique une manière d’en dire les intrigantes manifestations est ce que j’ai tenté.

Vous vous refusez à toute illustration. Il s’agit plutôt pour vous d’explorer des sensations, de leur donner forme par une écriture du soubresaut, du déséquilibre, voire de la contorsion…

Je n’ai pas de passion pour la danse classique et le livret. Je n’ai donc pas la hantise de tomber là-dedans. Je m’intéresse plutôt à trouver le chemin d’une fidélité dans mes lectures. Dans Midi sans paupière déjà, je n’avais pas cette inquiétude ; je ne cherchais pas à représenter un personnage, le mari jaloux qui revient, le clergyman empoisonné par celui-ci, ou la petite fille étincelante qui se défait de la culpabilité que la société voudrait lui faire porter. Avec ce nouveau solo, j’étais surtout dans le désir d’être juste face au chambardement intérieur raconté par Michaux, d’éconduire en effet toute illustration.

Comment avez-vous abordé l’écriture de Michaux lors des premières séances de travail en studio ?

À partir d’intuitions premières. En lisant les livres d’Henri Michaux, j’ai eu le désir de trouver un rapport particulier à la vitesse, de jouer avec des ruptures de temps. De même, j’ai travaillé sur des lignes désunies : comment prendre une ligne, sa tangente, faire que celle qui advient après soit essentielle, qu’elle ne signifie pas se détourner de quelque chose mais représente plutôt une bifurcation imprévue. Il faut laisser surgir, déjouer la visée première, l’attente. Je n’avais pas prédéfini de protocole de travail ; la danse s’est écrite au fur et à mesure. Il y a eu beaucoup d’improvisation dans un premier temps, ensuite, dès que j’écris, les choses viennent, puis le chemin se dessine progressivement. Même si je peux changer un angle, la danse s’écrit chronologiquement, sans collage ni agencement.

Le corps raconté est sans certitude, soumis à des pressions intérieures comme extérieures. L’unité de votre travail se donne à voir par ce corps plongé dans l’espace, agité par ce qui est enraciné en lui, qui peut d’un coup le submerger… 

Je travaille dans l’idée continue d’une intranquillité. Elle est très présente chez Michaux, avec un adversaire comme un partenaire, à la fois intérieur et extérieur. Dans la danse, je souhaite retrouver ce rapport : de l’intérieur quelque chose se meut, de l’extérieur quelque chose bifurque. Une suite d’empêchements et d’ouvertures permet ces surgissements. Ce qui se joue intérieurement est essentiel : on en perçoit les effets dans l’espace. À l’inverse, l’espace autour de moi autorise ou empêche, exerce sa pression… ou vient me malaxer ! Dans la partie centrale du solo, sur la composition Rrrrrrr Ragtime-Waltz de Mauricio Kagel, j’ai travaillé cette image lue chez Michaux qui, sous l’emprise de la mescaline, sort de la salle de bains et a l’impression que le froid s’est infiltré dans sa jambe. J’explore cette porosité entre l’intérieur et l’extérieur. Elle crée l’intranquillité recherchée, dit la nécessité d’une vigilance permanente, face à cette cage autour de soi. 

Votre corps, par ses torsions, dessine une danse de la forme et de l’informe. Il n’est plus identifiable en tant que tel. Le spectateur se retrouve dans un univers graphique, presque abstrait…

Mon précédent solo Midi sans paupière s’appuyait sur la verticalité. Cette première pièce est née d’une colère intérieure, pour faire de cette danse un manifeste de dignité, un désir de justice. À l’inverse, Mes « soudains » passe par l’animalité, l’abstraction en effet, non sans humour parfois. S’il y a virtuosité, c’est par la nécessité d’un point à atteindre. Je le tente physiquement. Il s’agit d’être dans la sensation, pas dans son image. De plonger dans des enjeux intérieurs. D’éprouver des pliures du corps vécues comme telles… Paul Valéry parle au sujet de la danse de « l’excellence de l’imminence » dans « un acte pur de métamorphose ». Je ne peux qu’y souscrire. 

Vous avez travaillé sur trois musiques de Mauricio Kagel. Comment votre intérêt s’est-il arrêté sur ces compositions presque méta-musicales ?

Encore une rencontre, purement intuitive ! La première de ses trois compositions, MM51, comme la dernière d’ailleurs, inclut l’idée d’une survie par un souffle expiré qui me fait penser à Michaux. Elle utilise un métronome, transformant le temps, vécu sous l’emprise de la mescaline comme un véritable enfer chez Henri Michaux. Un enfer d’accélérations, de non-repères, d’imprévisibilité. Ce choix s’est révélé comme une évidence. Le second morceau Rrrrrrr Ragtime-Waltz est lié de manière signifiante à la danse, davantage que les compositions qui l’encadrent, et vient tout déglinguer. Enfin, Unguis incarnatus est répond au début, avec une voix terminale insensée. Pour autant, je pense que la danse pourrait survivre à l’absence de musique. Il n’y a pas de dépendance absolue de l’une à l’autre. Ce sont deux entités qui doivent avoir leur propre temps. Je ne règle pas la chorégraphie sur la musique. Des endroits de rendez-vous existent comme surgissent des endroits de dissemblance. Je souhaite que la musique accompagne le public vers cette danse, le silence du corps serait difficile à soutenir sans elle.

Mes « soudains » dit le corps dans ses mystères, sans être une suite d’incongruités. Nous suivons les aventures d’un être-animal, capable de toutes les métamorphoses. S’impose tout le long une sorte de mouvement continu… 

Je sens profondément en moi que je n’ai pas d’arrêt. D’ailleurs, dans mon éducation, je n’ai pas connu d’obstacle pour danser. Cet empêchement dans un parcours, je le perçois parfois dans d’autres corps de danseurs. Il ne s’agit pas, me concernant, d’une facilité. Quelque chose en moi se meut d’une manière continue, et influe sur ma manière de chercher. J’explore une forme de solidarité du corps. Si je porte attention à une main qui dessine quelque chose, mon pied ne peut lui être étranger. Quelque chose sous-tend toujours un événement qui se produit dans une autre région du corps. Il y a toujours un contrepoint. Tout est en résonance, en équilibre avec ce qui se joue. Pour en revenir à la musique, il en est de même. En dansant, j’ai l’impression de mieux entendre la musique, d’en discerner un peu plus les subtilités et les profondeurs.

Chorégraphie et Interprétation Carole Quettier. Lumières Manuella Rondeau. Musique Mauricio KAGEL par Alexandre Tharaud, MM51, Rrrrrrr… Ragtime-Waltz, Unguis incarnatus est. Photo © Laurent Paillier. 

Du 17 au 19 janvier à micadanses, dans le cadre du festival Faits d’hiver