Photo credits David Konecny 2 scaled

Arno Ferrera, Cuir

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 1 juillet 2023

Arno Ferrera développe depuis maintenant plusieurs années un travail qui sonde le « toucher » à travers la confiance et l’abandon à l’autre. Avec sa création Cuir, le performer et acrobate explore les notions de force et de tendresse à travers les rapports de domination et de soumission. Équipés de harnais en cuir, deux hommes explorent une partition acrobatique entre lutte et étreinte charnelle. Dans cet entretien, Arno Ferrera partage les rouages de sa recherche et revient sur le processus de création de Cuir.

Vous développez votre propre travail depuis maintenant plusieurs années.  Pouvez-vous revenir sur les différentes réflexions qui traversent aujourd’hui votre recherche artistique ? Comment Cuir s’inscrit dans cette recherche ?

Ce que je propose avec mes projets est une invitation à l’abandon de soi, à la découverte de la confiance en l’autre, et donc aussi à la transformation de la perception de soi. Depuis huit ans, je me concentre sur le « toucher », qui est extrêmement important pour moi, et cet intérêt se reflète dans mon travail. Je combine mon travail scénique avec d’autres projets qui apportent une notion alternative de création artistique impliquant un échange tactile dans des contextes tels que des prisons, des hôpitaux psychiatriques, et plus récemment au sein d’associations de sex work masculin. Plus jeune, j’ai eu des expériences non désirées avec le toucher. Je réalise qu’il était donc nécessaire, ou plutôt essentiel pour moi, de renouer avec le toucher, de travailler la confiance et l’abandon à l’autre, le consentement, de redécouvrir la douceur et la violence et de trouver le moyen de partager cela avec un public le plus honnêtement possible. Les sujets que j’aborde avec mon travail gravitent aussi autour de l’amour, avec le désir d’inclure les masculinités dans une envie de changement. Ces réflexions sont au cœur de mon quotidien et forcément infuse dans mon travail. Cuir s’inscrit dans cette démarche. J’y propose une relation de domination et de soumission entre deux hommes, où, cependant, dans l’évolution de la performance les rôles changent, se transforment, s’entremêlent et ils se révèlent être plus complexes et moins binaires.

Pourriez-vous retracer la genèse et l’histoire de ce projet ?

Au départ, j’étais curieux d’observer le travail entre l’être humain et l’animal dans un contexte agricole. J’ai ensuite interviewé des agriculteurs qui travaillent encore aujourd’hui avec des chevaux attelés. Ces rencontres m’ont fait comprendre que pour ce type de travail spécifique, qui est en train de disparaître en Europe, on ne peut pas juste dominer l’animal, on ne peut collaborer avec lui que si on arrive à créer un espace de confiance et d’écoute. Et cette relation de confiance doit être trouvée chaque jour. Après cette première étape, j’ai focalisé mon intérêt sur le rapport humain-humain. Je suis partie du harnais pour développer une recherche corporel et relationnelle autour de cet outil archaïque et polyvalent avec l’envie de valoriser et trouver de la place pour de la tendresse dans le rapport de forces entre deux corps d’homme.

Cuir explore un autre genre de cirque et de virtuosité. Comment avez-vous abordé cette écriture moins explosive, plus intime ?

Effectivement, on peut dire que Cuir a une écriture plus implosive qu’explosive… C’est une pièce épuisante du point de vue corporel, mais l’engagement physique se concentre et valorise la relation entre les deux performeurs. Cette écriture spécifique vient de l’envie de créer un vocabulaire intrinsèquement lié aux harnais, sans forcément chercher le spectaculaire qui parfois empêchent de voir l’humain derrière une figure. Mais je pense que la virtuosité reste présente dans Cuir, peut-être provoquée par cette relation.

Vous avez travaillé avec des harnais équestres. Comment avez-vous abordé et mis en pratique cet accessoire lors du processus de recherche ? Pourriez-vous partager le processus de création de Cuir ?

Lors d’une première étape de recherche avec Mika Lafforgue (la pièce a été co-créée en octobre 2020 avec l’acrobate Mika Lafforgue, puis retravaillé ensuite avec le performeur Gilles Polet, ndlr), nous avions expérimenté des prototypes de harnais avec des sangles de camion, pour ensuite proposer cette maquette à l’artisan Jara Buschhoff, sellier basé à Saint-Agil dans le Loir-et-Cher. À partir de cette première version, il a travaillé à plusieurs modèles en cuir en y apportant des modifications et des suggestions avec son savoir-faire et son expérience. Quelques semaines avant la fin des répétitions, il nous a délivré les harnais définitifs, et ils nous habillent encore maintenant après plus de quatre-vingt représentations sans avoir bougé d’un centimètre. C’était très important pour nous de travailler avec un artisan qui réalise des harnais pour les animaux. Notamment pour des questions de solidité. Les harnais qu’on peut trouver dans les milieux de la mode ou du BDSM peuvent être intéressants d’un point de vue esthétique mais sont beaucoup trop fragiles pour notre travail corporel : torsions, jetés au sol, une prise en charge totale du poids de l’autre, etc. Le design du harnais et venu comme conséquence de l’aspect fonctionnel de l’objet même, et sans donner de priorité à l’aspect esthétique. Souvent, lorsque je parle de Cuir, on me demande si le nom du spectacle est «Queer» ou «Cuir». Ça me fait toujours sourire. En fait, le titre fait référence à la matière cuir, mais j’aime cette ambiguïté, elle peut offrir un niveau de lecture supplémentaire au spectacle.

Cuir investit d’ailleurs en souterrain un imaginaire homoérotique… Comment cet imaginaire a-t-il nourri la dramaturgie du duo ? 

L’érotisme est quelque chose d’extrêmement subjectif et personnel. Nous avons conscience que l’érotisme est présent dans Cuir, mais nous ne voulons surtout pas être en représentation, sinon on tuerait l’érotisme même et, je crois, le sens du spectacle tout court. Nous sommes particulièrement occupés à observer l’autre, à écouter sa respiration, à se regarder dans les yeux, à sentir la qualité et la température de la peau de l’autre, son odeur, etc. Bien sûr que pour certaines personnes, la combinaison de nos corps presque nus, les harnais en cuir, la domination, l’acceptation, la tendresse, la transpiration, la constante proximité de nos corps et l’effort physique peuvent évoquer une dimension érotique. Chaque personne qui regarde le spectacle le reçois de manière très différente : certaines font des associations avec le monde du BDSM, d’autres y vois des lutteurs et des gladiateurs, ou encore des figures mythologiques, etc. Il y a aussi des personnes qui n’ont pas du tout lu le spectacle avec une clef érotique, et c’est très bien comme ça. Je pense que l’érotisme dans cette pièce, ou du moins pour moi, vient du plaisir que nous mettons dans le travail. D’une certaine manière, afin de partager ce duo avec un public, nous avons besoin que ces sensations commencent d’abord à l’intérieur de nous…

Créateurs et interprètes Arno Ferrera, Mika Lafforgue et Gilles Polet. Directeur artistique Arno Ferrera. Regard extérieur Paola Rizza. Regard chorégraphique Benjamin Kahn et Gilles Polet. Assemblage sonore Amaury Vanderborght. Création lumière Florent Blanchon. Régie lumière et son Pierre-Jean Faggiani. Artisan sellier Jara Buschhoff. Conception costumes Jennifer Defays. Photo David Konecny.

Cuir est présenté les 11 et 12 août au Festival Multipistes à Nexon