Photo YULI GORODINSKY4.1 copy

Arkadi Zaides « Être créatif est une stratégie de survie »

Propos recueillis par François Maurisse & Wilson Le Personnic

Publié le 26 août 2018

Pause estivale pour certains, tournée des festivals pour d’autres, l’été est souvent l’occasion de prendre du recul, de faire le bilan de la saison passée, mais également d’organiser celle à venir. Ce temps de latence, nous avons décidé de le mettre à profit en donnant la parole à des artistes. Après avoir publié l’été dernier une première série d’entretiens-portraits, nous renouvelons ce rendez-vous estival avec de nouveaux artistes qui se sont prêtés au jeu des questions réponses. Ici, Arkadi Zaides.

Né en 1979 en Biélorussie, immigré en Israël en 1990, Arkadi Zaides habite et travaille désormais en Europe. Figure engagée de la scène contemporaine internationale, le danseur et chorégraphe signe depuis 2004 ses propres pièces parmis lesquels Archive en 2014 et Talos en 2018. A travers ses projets et sa pratique artistique, Arkadi Zaides soulève des problématiques sociales et politiques, questionne les histoires culturelles et suscite un débat critique autour des rapports de pouvoir et de domination.

Quels sont vos premiers souvenirs de danse ?

J’ai grandi en Biélorussie à l’époque de l’URSS. Je me souviens d’avoir essayé le costume d’un groupe de danse traditionnelle biélorusse dans notre appartement situé dans un immeuble soviétique de neuf étages. Le costume se composait d’une chemise blanche à manches longues, brodée de formes géométriques rouges, d’un pantalon de soie et de bottes rouges qui montaient jusqu’aux genoux. Je me souviens de préparer un spectacle dans un théâtre avec ce costume mais d’oublier toute la chorégraphie. J’ai dû improviser et j’ai fini par  faire une performance terrible ! Bien que ce rêve semble être encore très vif dans mon esprit, ma mère a essayé de me convaincre quelques années plus tard que je n’avais jamais dansé dans un groupe de danse en Biélorussie et que je n’avais jamais porté ce costume. Lorsque j’ai immigré en Palestine / Israël avec ma famille à onze ans, j’ai rejoint à l’école un groupe de danse folklorique israélienne. Ces danses sont en perpétuelle évolution, et s’adaptent constamment au pays dans lequel elles naissent, un pays qui efface des pans entiers de son histoire (comme le massacre des palestiniens par exemple…), qui en forge de nouveau etc. Rejoindre ce groupe a joué un rôle capital dans ma tentative d’assimilation. Il y a trois ans et demi, j’ai décidé de quitter lsraël et de commencer un nouveau voyage, que je réalise être maintenant être ma seconde immigration, en Europe.

Qu’est-ce qui a déclenché votre envie de d’être chorégraphe ?

En étant un immigrant, la première chose que l’on apprend, c’est l’improvisation ; manoeuvrer à travers un territoire inconnu, une nouvelle langue, un système bureaucratique obscur, un temps inhabituel, de nouveaux goûts étranges et des routines quotidiennes différentes. Ce processus peut être dur, intimidant et déstabilisant, mais il détient aussi un certain potentiel de créativité. Être créatif devient une stratégie de survie. Ainsi, pour moi, il était plutôt naturel de me tourner vers les arts. Dans le processus d’immigration, le corps subit aussi des changements. Il est souvent dans un état d’incertitude, d’instabilité, d’agitation et d’anxiété. Ces expériences s’accumulent et conduisent souvent à la stagnation et à l’incapacité d’agir. Le mouvement, pour moi, a été un moyen de dépasser les blocages de ce type, de me déplacer littéralement d’un état physique et émotionnel à un autre. Au cours des premières années du processus de migration, j’ai rempli mon emploi du temps avec des activités physiques : j’ai d’abord rejoint une équipe de natation puis j’ai intégré un groupe de danse folklorique. Le mouvement est devenu un moyen de digérer ce que je traversais. Ensuite, ce chemin a continué à se tracer professionnellement… J’ai pu faire l’expérience du mouvement comme outil de guérison, mais également comprendre son potentiel idéologique, pour aider à la construction d’une identité nationale par exemple. Pas étonnant que le mouvement / la chorégraphie soit devenue pour moi une manière d’enquêter et de questionner un contexte social et politique plus large.

En tant que chorégraphe, quelle(s) danse(s) voulez-vous défendre ?

Devant les changements qui se produisent dans le monde aujourd’hui ; la montée de l’intégrisme, du populisme de droite et du racisme, il ne faut pas sous-estimer chaque opportunité d’accès au forum – à l’espace public d’expression. Il y a deux courants principaux dans l’art : d’abord celui qui postule que « la simple fabrication d’une œuvre d’art est en elle-même un acte politique » et que « tant que les artistes existent, font et pensent ce qu’ils veulent, même si leur idée n’est pas terriblement bonne, même s’ils ne s’adressent qu’à une poignée de personnes, ils rappellent ce qu’il faut rappeler aux gestionnaires, à savoir que les personnes dirigées sont des visages, pas des chiffres anonymes ». Je suis plutôt désillusionné par cette hypothèse, surtout lorsqu’il s’agit d’examiner la relation de pouvoir complexe au sein des institutions qui présentent l’art, et le type de foules privilégiées qui visitent ces mêmes institutions. La valeur «diversité» est promue par les institutions artistiques en Europe occidentale. Nous voyons des représentants de groupes marginalisés montrer leur travail sur les scènes, dans les musées et les galeries. Curieusement, les personnes qui gèrent ces mêmes institutions, ainsi que la plupart des spectateurs qui les visitent, restent en général blanches. Je me vois plutôt appartenir à un second courant défendant le rôle engagé politiquement et socialement de l’art, et parmi lui de la chorégraphie. J’essaie d’être actif dans le domaine politique à travers les sujets que je choisis de discuter et les biais que je prends pour les traiter.

En tant que spectateur, qu’attendez-vous de la danse ?

Depuis de nombreuses années, avec mon travail, je m’efforce de soulever un débat sur des questions politiques et sociales délicates. Je ne cesse de faire valoir que chacun de nous, artiste ou chorégraphe mais aussi citoyen, devrait jouer un rôle actif dans la construction de notre futur. Les puissances fondamentalistes et néolibérales sont moins hésitantes que la gauche politique. Donc, c’est à nous d’inventer des stratégies d’opposition, grâce à notre travail et nos actions. Mes attentes vis-à-vis de la danse ne sont donc pas différentes de mes attentes par rapport à tout autre domaine qui peut façonner activement notre réalité politique. J’essaie de rappeler, à moi-même et aux autres, d’être conscients que chacune de nos actions, que nos goûts et nos désirs, constituent avant tout le domaine politique. Nous détenons tous notre part de responsabilité.

À vos yeux, quels sont les enjeux de la danse aujourd’hui ?

Je m’intéresse à la chorégraphie comme outil d’investigation au sein d’un contexte sociopolitique plus large. L’éventail des sujets est vaste: les questions environnementales, l’inégalité entre les sexes, l’injustice politique, les inégalités sociales, les droits LGBTQ, les questions migratoires etc. Plus que les sujets choisis, je m’intéresse aux pratiques et aux stratégies qu’il est possible d’articuler et de développer à travers ces sujets. Comment à travers le prisme du mouvement nous proposons une vision différente de notre réalité ? Comment pouvons-nous dépasser les esthétiques conventionnelles et anciennes ? Comment s’opposer à la conformité et agiter nos gestes artistiques ? Pouvons-nous utiliser notre médium pour dévoiler des questions qui restent cachées des spectateurs ? Quels autres médiums et domaines de recherche peuvent rejoindre notre production artistique et créer des expériences scéniques et scéniques plus hybrides ?

À vos yeux, quel rôle doit tenir/avoir un artiste dans la société aujourd’hui ?

Actuellement, la danse contemporaine puise dans les événements du passé pour mettre en lumière nos temps présents. Nous invitons souvent la mémoire des légendes de la danse et oeuvrons à des re-enactment de danses anciennes. Les chorégraphes font également référence à des événements politiques passés, qui se sont produits en dehors du domaine artistique. Lors d’une conférence en juillet 2017 à Berlin, le théoricien politique Oliver Marchart a développé le concept de pré-extension. Pour Marchart, une pré-intervention est « la performance d’un événement futur qui est un véritable événement politique, une anticipation artistique d’un événement politique à venir (…) un événement conflictuel, l’explosion future d’un conflit ». En faisant un détour par la science politique, Marchart lie le conflit à l’agitation, telle qu’elle a été promue par la Russie révolutionnaire, où sa fonction n’était pas de «promouvoir la vision correcte de la réalité mais de susciter l’inquiétude et de réveiller les gens de leur sommeil dogmatique ». Marchart nous appelle, nous, les artistes, non seulement à nous impliquer politiquement et socialement, mais à travers des interventions radicales et troublantes, à anticiper de vrais événements politiques futurs, à devenir les oracles d’un futur politique et social.

Comment voyez-vous la place de la danse dans l’avenir ?

Le mouvement est à la base même de la vie et de l’humanité, mais les fondements même de ce fragile écosystème sont en danger. Une chorégraphie à grande échelle semble se produire, une transformation progressive de la scénographie que nous appelons la planète Terre et de ses interprètes que nous appelons humains. À quoi servons-nous, artistes et chorégraphes? Comment utilisons-nous nos ressources? Comment jouissons-nous de l’opportunité du débat public? Ces questions deviennent d’autant plus délicates quand nos voix s’affaiblissent et tentent d’éclipser les idéologies néolibérales et étatiques. Il semble qu’à l’avenir nous serons de plus en plus appelés à défendre la place de la pratique et de l’expression artistique en général, et de la chorégraphie en particulier, dans la société. Les premiers qui seront appelés pour une telle mission seront ceux d’entre nous qui insistent et qui cherchent à créer un travail agité, dérangeant et conflictuel. Des contre-mouvements et des contre-chorégraphies continueront d’être créées, mais, alors que nos sociétés se bloquent, se ferment, se font de plus en plus conservatrices, la place de telles voix sera de plus en plus menacée et pointera l’existence d’une véritable résistance.

Photo © Yuli Gorodinsky