Photo © Ettore Spezza

Ginevra Panzetti & Enrico Ticconi, ARA ! ARA !

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 29 septembre 2021

Opérant depuis de nombreuses années une critique croisée des notions de pouvoir, de violence et de langage, les chorégraphes Ginevra Panzetti et Enrico Ticconi s’intéressent dans ARA ! ARA ! à un objet éminemment symbolique de l’exercice du pouvoir étatique : le drapeau. Cette nouvelle pièce est le deuxième volet d’une étude, en forme de satire des machines politiques, consacrée à l’héraldique, ce vocabulaire codifié et hautement signifiant, instrument d’asservissement des foules. Le perroquet ara, héros de cette pièce, est capable, a priori en toute innocence, d’imiter, de parodier, de contrefaire la voix humaine… et donc ses discours. Figure clownesque, il se fait ici révélateur des contradictions inhérentes au grand théâtre politique des nations et de leurs acteurs. Ginevra Panzetti et Enrico Ticconi partagent dans cet entretien leurs processus de recherche et chemins de création.

Vous collaborez depuis 2008. Votre travail se matérialise sous la forme d’installations, de films, de performances, de pièces chorégraphiques, etc. Quelles sont les grandes réflexions qui traversent aujourd’hui votre recherche artistique ?

Même si notre travail développe une recherche qui se poursuit depuis plusieurs années, chaque projet a ses propres spécificités, tant sur le plan de la forme que sur celui du contenu. La liberté de vagabonder entre les médiums continue d’être pour nous une nécessité qui permet de conserver un regard naïf sur le format de notre travail. Cette recherche erratique contribue à une forme de tension créative qui se matérialise entre la peur de ne pas être capable de manier un médium et la liberté de l’expérimenter avec ingéniosité, à travers un regard non spécialisé, moins éduqué dans un style ou une technique spécifique. Depuis nos premiers projets, qu’il s’agisse de vidéos, d’installations, de performances ou de créations chorégraphiques, notre recherche gravite toujours autour des différentes formes que peut prendre l’exercice du pouvoir, qu’il se matérialise comme l’appropriation physique d’un territoire dans Die Wanderer (2011) et Sala del Mappamondo (2012), ou comme une communication persuasive et captivante dans la vidéo ACTIO (2012) et la pièce chorégraphique HARLEKING (2018). Le dialogue entre pouvoir, violence et communication a tissé et ramifié notre recherche jusqu’à présent. Ces deux dernières années notre attention s’est concentrée sur un objet qui exprime historiquement et donc symboliquement les trois thèmes : le drapeau. De cette recherche au long cours est née trois œuvres, deux créations chorégraphiques AEREA (2019), ARA ! ARA ! (2021) et la vidéo Silver Veiled (2021).

Comment votre intérêt s’est-il focalisé sur le drapeau ?

Le drapeau est l’un des objets probablement les plus chargés de références au pouvoir, et malgré le fait qu’il ait été largement exploré dans tous les territoires de l’art contemporain, il nous semble toujours pertinent de réfléchir à sa substance symbolique. Nous trouvons sa force extraordinaire dans la contradiction d’incarner un sentiment inclusif d’identité et de communauté et en même temps d’identifier clairement les valeurs de séparation et de distinction. Cette contradiction, qui est peut-être encore plus saisissable dans la tradition folklorique de l’agitation du drapeau que l’on retrouve en Italie et dans d’autres pays européens, a été pour nous une référence essentielle pour le développement de nos travaux récents. Cette pratique trouve son origine dans les champs de bataille de l’Antiquité, lorsque les troupes adverses utilisaient les couleurs et l’agitation des drapeaux pour communiquer à distance. Avec le temps, l’agitation des drapeaux est devenue de plus en plus complexe jusqu’à devenir un langage codifié, de sorte que seules certaines divisions désignées pouvaient être chargées de cette tâche. Dans la tradition médiévale, les agitateurs de drapeaux sont surtout devenus un support chorégraphique pour l’expression majestueuse, mais aussi festive, des parades, des processions et des jeux. C’est précisément cette double expression du pouvoir qui nous a fascinés dans la tradition du brandissement des drapeaux. D’une part la fonction militaire et d’autre part l’usage festif ont fusionné pour la définition d’une technique chorégraphique hyper codifiée, virtuose et célébrative.

Comment cette recherche s’est-elle cristallisée dans ARA ! ARA ! ?

Dans le premier opus du diptyque, AEREA, nous avons voulu partir de zéro en supprimant toutes les références aux signes, aux symboles et aux couleurs avec lesquels les drapeaux sont composés. Dans la chorégraphie, le drapeau est utilisé comme un outil propulsif pour la révélation d’images fantasmatiques et révèle sa propre capacité à devenir porteur de sens contradictoires. Pour ARA ! ARA !, nous avons commencé par une étude de l’héraldique que nous pouvons définir comme la science des symboles de notre culture occidentale. Les livres anciens qui rassemblent les armoiries sont appelés armoriaux et dans ces livres, nous pouvons être guidés par une grammaire spécifique qui définit la manière figurative dont une famille, une institution religieuse ou politique définissait sa propre identité. En général, les animaux sont l’un des principaux éléments qui composent le schéma figuratif des boucliers ou des armoiries. Et il existe une hiérarchie entre ces animaux. Avec le lion, l’aigle est l’oiseau au sommet de la pyramide, il est la principale figure de représentation du pouvoir dans la tradition figurative de l’héraldique. En général, lorsque nous pensons à l’héraldique, nous pensons à une discipline vieille et obsolète, mais si nous observons la politique et les fonctions des symboles aujourd’hui, nous pouvons constater qu’elle est toujours présente d’une manière implicite. Les symboles et les images qui permettent de définir une identité de groupe exercent toujours sur nous un énorme pouvoir. Pour ARA ! ARA !, nous avons souhaité nous concentrer sur le développement d’une nouvelle figure héraldique comme symbole d’une nouvelle puissance montante. Cette figure est toujours un oiseau, mais elle ne rappelle en rien le lugubre et inquiétant oiseau-aigle héraldique, il s’agit au contraire d’un animal agréable et amusant : le perroquet Ara. Au-delà du plumage coloré, la principale caractéristique de cet oiseau consiste à être capable de répéter des sons, des mots et des phrases sans avoir conscience du contenu. La séparation entre l’oraison et le contenu, qui explique pourquoi le perroquet a souvent été utilisé dans la satire politique, est l’un des principaux aspects qui nous ont amenés à l’imaginer comme un hypothétique symbole héraldique contemporain.

De quelle manière vous êtes-vous saisie de « l’objet drapeau » avant de l’intégrer dans l’écriture de la chorégraphie ?

C’était un véritable défi, mais en général, nous aimons développer du matériel chorégraphique en partant d’une condition qui n’engage pas la manière la plus facile de mettre nos corps en mouvement. Il a souvent été important de commencer par une contrainte. Dans ce cas, la contrainte réside dans la simple maîtrise du drapeau qui est un objet très difficile à manipuler si vous ne l’avez jamais fait auparavant. Nous détachons très rarement nos mains de la hampe et cette situation affecte fortement le développement chorégraphique. Puisque l’agitation du drapeau était une référence importante, nous avons décidé que nous ne pouvions pas éviter de commencer le travail par l’apprentissage de cette technique. Nous sommes allés à Arezzo en Italie pour assister aux répétitions du groupe des agitateurs de drapeaux et suivre des ateliers pour apprendre la pratique. Nous avons appris la base de cette technique chorégraphique sous la direction de Carlo Lobina, membre du groupe des Flag Wavers d’Arezzo, l’un des plus rigoureux et attentifs à la technique médiévale en Italie. Notre intention était d’apprendre et d’expérimenter avec nos propres mains la plasticité physique de cet objet. Une fois le drapeau en mouvement dans l’air et en rotation autour du corps, passant rapidement d’une main à l’autre, d’un corps à l’autre avec des passages en hauteur, nous pouvons immédiatement constater l’incroyable malléabilité de ce morceau de tissu. Cela reflète sa capacité à incarner symboliquement des valeurs différentes et contradictoires. Nous n’avons bien sûr pas atteint la maîtrise qu’un flag waver acquiert après plusieurs années de pratique, mais ce n’était pas notre intention. Notre objectif était d’assimiler les bases de ces mouvements pour façonner notre propre vocabulaire et utiliser cet ensemble codifié de mouvements traditionnels pour évoquer sur scène un paysage qui pourrait vivre dans l’interstice entre le passé et le présent.

Pouvez-vous revenir sur le processus de création musicale de ARA ! ARA ! ?

Nous avons une nouvelle fois collaboré avec Demetrio Castellucci qui a signé le paysage sonore de presque toutes nos pièces chorégraphiques. Nous avons eu envie, dès le début du processus d’utiliser des percussions, plus précisément des caisses claires, qui sont le type d’instruments utilisés lors des parades des agitateurs de drapeaux dans le style typiquement médiéval. Cet instrument était déjà présent dans AEREA mais nous avons eu envie de pousser la recherche sonore de manière plus radicale. Michele Scotti, a joué et enregistré les tambours tandis que Demetrio a soigneusement composé toute la partition et cousu le son enregistré. Au-delà de la simple difficulté de composer une partition avec seulement le son de percussions de caisses claires, ce fut un véritable défi car la crise sanitaire ne nous a pas permis de travailler avec Demetrio dans le studio.

En effet, le processus de création s’est déroulé en partie pendant la crise sanitaire. Au-delà de l’impossibilité de travailler en studio avec Demetrio Castellucci, comment votre travail a-t-il été affecté par cette situation ?

Le processus créatif d’ARA ! ARA ! a été particulièrement impacté par la crise sanitaire. Principalement parce qu’à part Annegret Schalke, la créatrice lumière, nous n’avons pas pu rencontrer physiquement les autres collaborateurs du projet. Tout le processus avec l’équipe artistique s’est réalisé de manière dématérialisée. Mais nous nous sentons tout de même très chanceux car depuis mars 2020 nous avons pu créer trois nouvelles pièces chorégraphiques et réaliser notre vidéo Silver Veiled, qui résulte d’une commande de Benjamin Perchet, directeur du Dublin Dance Festival, pour pallier l’annulation d’une date d’AEREA. Par conséquent, malgré les circonstances, la période a été pour nous incroyablement productive. Le confinement et l’impossibilité de pouvoir travailler a aussi produit une forme d’introspection artistique, nous offrant l’espace pour nous poser des questions profondes concernant notre manière de travailler et nos modèles créatifs. D’un certain point de vue, nous pouvons donc dire que la crise a été une expérience fructueuse, mais nous avons aussi compris, encore plus profondément, l’importance de l’échange physique pendant un processus de création.

Chorégraphie, performance et conception graphique Ginevra Panzetti & Enrico Ticconi, création sonore et composition Demetrio Castellucci, percussions et enregistrement Michele Scotti, création lumière Annegret Schalke, scénographie Laila Rosato, costumes Julia Didier, conseils dramaturgiques Thomas Schaupp, régie générale Paolo Tizianel. Photo © Ettore Spezza.

Les 7 et 8 octobre au Théâtre de la Cité internationale, avec la Fondation d’entreprise Hermès dans le cadre de son programme New Settings.