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Antonija Livingstone « Décoloniser la danse »

Propos recueillis par François Maurisse

Publié le 12 août 2017

Pause estivale pour certains, tournée des festivals pour d’autres, l’été est souvent l’occasion de prendre du recul, de faire le bilan de la saison passée, mais également d’organiser celle à venir. Ce temps de latence, nous avons décidé de le mettre à profit en publiant tout l’été une série de portraits d’artistes. Figure établie ou émergente du spectacle vivant, chacune de ces personnalités s’est prêtée au jeu des questions réponses. Ici la performeuse Antonija Livingstone.

Si Antonija Livingstone performe depuis de nombreuses années aux côtés de Benoît Lachambre ou Meg Stuart, elle développe depuis quinze ans un travail en solo, depuis The Part (2004). Elle mène également un travail d’ateliers et de résidences au long cours, à partir duquel se déploie une série de performances, comme Études hérétiques 1-7, co-créée avec la plasticienne et scénographe Nadia Lauro l’hiver 2016, ou aujourd’hui la série & Trembling, débutée en 2014, qui se décline maintenant en plusieurs formats. Associée au programme Nos Lieux Communs, qui présente des performances chorégraphiques dans des lieux atypiques partout en France, elle performera le 2 septembre prochain dans les jardins du Château de Barbirey-sur-Ouche dans les environs de Dijon pour le festival Entre cour et jardin, ou au Potager du roi à Versailles le 23 septembre à l’occasion de Plastique Danse Flore.

Quel est votre premier souvenir de danse ?

La danse a toujours été là avec moi, comme un moyen d’être au monde, un moyen de voir le monde. Comme un ami invisible.

Quels spectacles vous ont particulièrement marquée en tant que spectatrice ?

Globalement, mon projet en tant qu’artiste et en tant que personne, c’est de remplacer l’entreprise du spectateur par une pratique du témoignage. Je pense que je ne suis plus spectatrice, c’est trop tard. Cependant, pour respecter votre question, je parlerai des premières pièces de Benoît Lachambre et Meg Stuart, qui ont été très importantes pour moi. J’ai vu Benoît performer le solo de No Longer Ready Made (pièce de Meg Stuart de 1993, ndlr). J’y ai assisté depuis les coulisses, dans un immense théâtre, pendant une soirée en faveur des malades du SIDA au Canada. Je faisais aussi un solo ce soir là. C’est la première fois que nous nous rencontrions Benoît et moi, et l’année suivante j’ai beaucoup voyagé pour travailler avec lui, puis avec Meg Stuart. Ça a changé ma vie.

En fait, en ce moment, je vois assez peu de danse ou de théâtre. Je vois les travaux de mes plus proches collaborateurs avancer. Je suis trop occupée à faire ces lentes performances en extension, ou en tournée, ou dans la forêt, en train de récupérer de tout ça.

J’en suis consciente, je suis bien plus fascinée par le rituel même d’être présents, d’assister aux troubles, ou de soutenir un partenaire, quand je connais ses problématiques, la façon qu’il a de mettre en jeu telle ou telle ressource, telle ou telle question, comme avec Dana Michel ou Heather Kravas, que je vais voir en studio. Mais bien souvent, je suis beaucoup plus touchée par les moments où les spectateurs ou les artistes réagissent à un accident ou à un raté, plutôt que par le spectacle en lui-même. Je me souviens d’un tas de détails bizarre, comme cette fois où, pendant Sketches/Notebook (pièce de Meg Stuart de 2013 dans laquelle Antonija Livingstone performe, ndlr), un gynécologue célèbre de Courtrai, ivre, s’est mis à nous crier dessus. Nous avons dû, les performeurs, le ramener vers la sortie en traversant le plateau. Je me souviens aussi du pompier qui s’occupait de la sécurité, pour la première fois, pendant Antigone (Antigone Sr. / Twenty Looks or Paris is Burning at The Judson Church (L), une pièce de Trajal Harrell de 2012, ndlr). Il a commencé à paniquer et m’a demandé, alors que j’étais dans le public, ce qu’il était censé faire. Je lui ai dit « Profite, tout est fait exprès ! ». J’ai passé mon bras autour de ses épaules, et nous avons passé le spectacle à nous pâmer devant les magnifiques danses de Stephen Thompson.

Quels sont vos souvenirs les plus intenses en tant qu’interprète ?

Je n’ai pas vraiment l’habitude d’appeler les danseurs « interprètes ». D’un premier abord, il peut sembler utile d’utiliser ce terme, mais c’est rare que ce soit vraiment ce qu’il se passe dans un spectacle. Souvent, les artistes qui travaillent avec la danse ou le corps sont simplement en train de s’entraider pour danser. Souvent, tout le monde collabore, même le public. Qui est vraiment interprète, de nos jours ? La personne qui s’occupe de la communication ? L’interprétation, c’est une chose que chacun fait et refait, mais ce n’est pas ce qui nous définit. Cela dit, je pense que le mieux, c’est que les artistes écrivent leurs propres textes de présentation de leur travail, pour qu’il soit « interprété » le moins possible.

J’ai adoré tout le travail que j’ai fait en danse ces vingt-cinq dernières années, sinon j’aurais arrêté ! J’ai souvent la sensation que chaque chose que je fais est ultime, définitif, même s’il ne s’agit que d’un petit test. Et j’ai aussi l’impression que le meilleur reste encore à faire. L’intensité, que vous mentionnez, peut être mesurée à l’aide de différents critères : en termes d’effort physique et psychique, ce sont les pièces avec Meg Stuart qui gagnent. En terme d’intelligence queer et de sensibilité, c’est le travail avec Ian Kaler, que j’ai adoré.

Mais il n’y a rien eu d’aussi important, un renversement paradigmatique de la notion d’intensité, que de performer Even Steven (2007) avec Heather Kravas, ou aussi plus récemment de préparer et de réaliser la série de performances & Trembling (2014 -) avec Jennifer Lacey, Stephen Thompson, Dominique Petrin … L’intensité devient alors quelque chose à propos de l’intimité, de différents degrés de prise de risque, nous permettant subtilement de nous rendre compte que de véritables changements se passent, lentement. Pour ce niveau du jeu, il ne s’agit plus de chercher l’expérience culminante, mais plutôt d’être plus à l’écoute, en tant qu’humain, et de permettre aux autres de l’être autant.

Quelle rencontre artistique a été la plus importante dans votre parcours ?

C’est souvent la vulnérabilité, la fidélité, l’humour, la qualité d’être plein de ressources, l’ambition flottante, ou encore la clairvoyance qui importe pour moi, chez un artiste. Lee Su-Feh, Heather Kravas, Jennifer Lacey et Nadia Lauro sont mon cher wyrd lady kin. Historiquement, Benoît Lachambre et Meg Stuart en font également partie, mais différemment.

Quelles oeuvres chorégraphiques trouve-t-on dans votre panthéon personnel ?

De façon générale, je suis plutôt stimulée par les gens qui font plutôt que par ceux qui disent. Les choses auxquelles je pense maintenant, ce sont des oeuvres qui m’ont faite réfléchir, qui me font encore rire, qui m’ont sidérée… Il y a des travaux de Pauline Boudry et Renate Lorenz, de Mika Rottenberg, de Emily Wardill, ou encore une chose épique comme la Future Library de Katie Paterson (une forêt a été plantée en 2014, pour que son bois soit utilisé en 2114 pour produire une anthologie de textes secrets écrits pendant 100 ans, ndlr). Je pense aussi à des travaux d’étudiant, comme cette présentation de Sorour Darabi au CCN de Montpellier, il y a quelques années : une performance fraîche, éveillante.

Je suis mise au défi, ou titillée, par les artistes qui ont été mentionnés, mais je suis toujours bien plus inspirée par les choses un petit peu trébuchantes. La pièce m’est importante quand je me sens vue, de quelque manière que ce soit, en la voyant. Je suis curieuse des pièces agissant à différents degrés. Le focus et la durée me semblent essentiels. Les pièces de danse qui m’ont énormément inspirée ou troublée m’ont invitée à faire les choses différemment, à être attentive à de nouvelles choses.

Je suis également très touchée par les pratiques curatoriales, artistiques et littéraires des artistes contemporains indigènes au Canada, ces dernières années, au coeur d’un paradoxe entre culture et care. Je crois qu’à cet endroit, des gestes très importants sont faits et débattus en ce moment, dans le milieu de l’art contemporain. C’est une influence très importante.

Quels sont les enjeux de la danse aujourd’hui ?

Se décoloniser ?  Être dans un constant dialogue interne à propos du partage des espaces, de comment révérer l’intelligence du corps, le vulnérable, l’ineffable. Utiliser nos capacités et nos ressources pour la chorégraphies comme un prétexte pour faire du lien. Je crois que c’est toujours la même réponse depuis des années : Faire s’effondrer les vieilles maisons (ou façon de voir) excluantes et en construire ensemble de nouvelles, inclusives. Puis pousser les meubles, y danser, sauter sur le lit, prendre soin les uns des autres.

Photo © Valérie Sangin