Photo Ana Pi

Ana Pi « Décoloniser les corps et secouer les institutions »

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 13 août 2017

Pause estivale pour certains, tournée des festivals pour d’autres, l’été est souvent l’occasion de prendre du recul, de faire le bilan de la saison passée, mais également d’organiser celle à venir. Ce temps de latence, nous avons décidé de le mettre à profit en publiant tout l’été une série de portraits d’artistes. Figure établie ou émergente du spectacle vivant, chacune de ces personnalités s’est prêté au jeu des questions réponses. Ici la danseuse et chorégraphe Ana Pi.

Diplômée de l’École de Danse de l’Université Fédérale de Bahia au Brésil, la danseuse et chorégraphe Ana Pi a travaillé au sein de la formation EX.E.R.CE au Centre Chorégraphique National de Montpellier avant de collaborer avec de multiples artistes d’horizons différents. Cette saison, elle a notamment créé son premier solo NOIRBLUE au festival Artdanthé à Vanves.

Quel est votre premier souvenir de danse ?

Je suis à Salvador au Brésil, peut être vers 1990, mes pieds ne sont pas par terre. Je suis sur les épaules de mon père. Je me souviens de la couleur blanche des habits des gens, la foule. Ensemble nous faisons des tours, dans un sens, puis dans l’autre. Je ressens aussi un rebond continu dans ma colonne jusqu’à la tête, nous marchons pendant cette danse, nous marchons, nous dansons, la musique est forte. Mon oncle Alexandre est là aussi, je le vois d’en haut, il sourit. Ce jour là, je sais que nous étions à la Lavagem do Bonfim (Également appelé Festa do Bonfim, fête religieuse brésilienne qui a lieu le second dimanche de janvier, ndlr.). Ce sont mes premiers flashs de danse, mais ce n’était pas la première fois que j’assistais à cette fête. La première fois, j’avais 3 mois à peine, j’étais dans les bras de ma mère, elle m’a raconté. J’ai toujours aimé cette fête, et mes meilleures souvenirs de danse les plus intenses sont dans des fêtes.

Quels spectacles vous ont le plus marquée en tant que spectatrice ?

Guintche (2010) de Marlene Monteiro Freitas. J’étais à Istanbul où je faisais une résidence, en 2011. La pièce faisait un tel contraste avec le dehors. Il y avait devant moi des femmes qui portaient le voile et qui applaudissaient généreusement. La combinaison de ces deux contextes me remplissait le cœur de joie. En général les œuvres me marquent seulement si ce que je vis dans le moment présent y fait un appel spécifique. À cette époque, je commençais à me poser beaucoup la question d’être une femme, je venais de me marier aussi. Guintche à Istanbul est apparue comme une ouverture à une autre dimension. Marlene convoquait tellement de gens pour être là, avec elle sur scène, ça a été intensément magnifique. Il y a plusieurs autres œuvres qui ont résonné aussi fort. Pororoca (2009) de Lia Rodrigues et Laughing Hole (2006) de La Ribot, j’étais fasciné par l’abondance d’informations à regarder, avec les objets. Transobjeto (2004) de Wagner Schwartz, et à la même époque Hopefully someone will carry out great vengeance on me (2004) de Hooman Sharifi, ces deux pièces ont été peut être la première fois où je faisais attention à la force d’une histoire racontée à la première personne du singulier. Beaucoup plus loin dans le temps : Benguelê (1998) et Parabelo (1997) de la compagnie brésilienne Grupo Corpo dont Rui Moreira était le principal soliste. Je venais d’être acceptée au conservatoire de ma ville, Belo Horizonte, j’avais 10 ans et je n’avais qu’une seule envie : savoir flotter comme lui !

Quels sont vos souvenirs les plus intenses en tant qu’interprète ?

J’ai déjà présenté la conférence dansée Le tour du monde des danses urbaines en dix villes au moins 300 fois. Devoir impérativement établir un dialogue avec les spectateurs m’a appris à apprécier profondément le public, le fait qu’il soit éclairé. Chaque rencontre est belle, même lorsque j’ai en face de moi des gens racistes et que je vois petit à petit leur regard changer, ou bien des homophobes, qui sont dérangés par mes mots et qui comprennent comment je suis heureuse lorsque ça provoque de la gêne chez eux, bref. J’ai joué au Centre Pénitentiaire de Laon en juin dernier. Quand je suis rentrée seule chez moi, j’ai eu du mal à contrôler mes larmes dans le train. Je n’oublierais jamais le regard de ce public d’hommes qui ont déjà vu des choses extrêmes dans leurs vies. Je savais que il fallait maîtriser chaque respiration, chaque millimètre de mes pas. Ils étaient comme les juges du battle. Utiliser que des mots justes. Je cherche à chaque fois cette précision dans l’improvisation. L’un d’eux m’a dit à la fin : tu as mon respect. Je me sens honorée de pouvoir, avec ma danse, rentrer dans tous les espaces et dialoguer avec les personnes les plus diverses dans le monde.

Quelle rencontre artistique a été la plus importante dans votre parcours ?

Toutes sont importantes. Même les gens qui m’ont beaucoup fait souffrir dans des processus remplis d’abus sont importants. Ce n’est pas simple d’être une femme noire dans le paysage contemporain. Lorsque j’accepte une invitation, j’ai toujours peur d’être fétichisée sur le plateau et/ou pendant le processus de création. Aujourd’hui, en 2017, je sais que les collaborations qui m’intéressent sont celles qui s’engagent à créer pour la scène une perspective décolonisée du corps, qui n’ont pas peur de rendre toute l’humanité à des corps souvent stigmatisés ou diminués à des clichés. Ces artistes qui prennent cette position politique (et je ne parle pas des opportunistes) sont ceux auprès desquels j’ai envie d’être. Mais, pour citer une personne : le musicien Jideh High Elements, qui signe la bande de son de ma pièce NOIRBLUE. Il a compris que j’avais besoin d’un terrain solide et il l’a fait avec son alchimie, sa délicatesse et son amitié, malgré le fait que je l’ai sorti de sa zone de confort. Jideh est un artiste très aligné avec ses croyances, et être proche de lui m’a toujours inspirée.

Quelles oeuvres composent aujourd’hui votre panthéon personnel ?

Quilombos Urbanos (2004) de la compagnie SeráQuê, Café Müller (1978) de Pina Bausch, Batucada (2014) de Marcelo Evelin, Divine Horsemen (1985) de Maya Deren, A Batalha do Passinho (2012) de Emilio Domingos, Stormy Weather (1943) de Andrew L. Stone, Jaguar (2015) de Marlene Monteiro Freitas, toutes les improvisations de Lisa Nelson que j’ai pu voir, Lemonade (2016) de Beyoncé, les solos de Leiomy Maldonado  et  James Brown. Puis toutes les fêtes de rue brésiliennes et un million de vidéos des danseurs et danseuses de rue sur Youtube.

À vos yeux, quels sont les enjeux de la danse aujourd’hui ?

L’enjeu principal pour le paysage chorégraphique contemporain serait de comprendre la notion de lieu de parole. C’est valable pour les artistes, bien sûr, mais particulièrement pour les programmateurs, les co-producteurs, car il faut aussi parler d’argent. J’observe en France qu’il existe actuellement une curiosité autour des histoires des corps qui viennent d’ailleurs, des histoires qui sortent de ce fil blanc-occidental et de hétéronormativité.  Je trouve cette ouverture indispensable, l’image du corps actuellement ne peut qu’être multiple. En revanche, je vois que les institutions ont encore très peur de faire vraiment confiance et soutenir les artistes qu’appartiennent originellement aux mouvements légitimes, les exceptions sont rares. On ne laisse parler que ceux et celles qui viennent à peine de visiter une culture, un langage, ce que je trouve une vision assez touristique de la vie des autres. Souvent, ces ailleurs sont permis et racontés par ses propres artistes qu’une fois où une catastrophe est passée chez cet autre, ce qui est bien dommage. Je rêve du jour où les programmations de danse seront plus engagées, dans la continuité, en promouvoir la diversité, l’innovation, le risque, au lieu de vouloir créer des artistes-génies. Je rêve du jour où les artistes précaires pourront avoir un soutien institutionnel encore plus pointu que ceux socialement privilégiés, un exercice de réparation. Je rêve du jour où le public des théâtres sera lui aussi beaucoup plus diverse et s’épanouira grâce à ses histoires représentées depuis un regard complexe, hors des clichés imposés par les voyeurs. L’enjeu de la danse est de rêver.

Quel rôle doit avoir un artiste dans la société aujourd’hui ?

L’artiste doit rester alerte et veiller sur la liberté de tout le monde, y compris la sienne. L’artiste doit secouer la poussière, secouer la rue, secouer les institutions, secouer l’histoire, secouer les gouvernements, secouer la foule. L’artiste doit être le vecteur entre différents mondes, entre différentes réalités et mentalités. L’artiste doit provoquer dans l’autre l’envie de faire de l’art, de croire à la puissance de l’art et à l’importance de respecter les artistes. L’artiste doit inventer. L’artiste doit se reposer ou faire d’autres activités s’il ou elle n’a rien de risqué ou de passionné à partager. L’artiste doit être cohérent avec son oeuvre. L’artiste doit voyager, l’artiste doit parcourir l’intérieur de lui-même. L’artiste doit toujours se souvenir que le monde est grand. L’artiste doit manifester avec ses œuvres et avec sa vie toute entière.

Photo © Lamine Diallo