Photo © Zyad Ceblany

Ali Chahrour “La danse détient le pouvoir de rejouer et de réécrire l’histoire”

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 27 juin 2018

Installé à Beyrouth au Liban, le danseur et chorégraphe Ali Chahrour s’illustre déjà depuis plusieurs années sur les scènes de danse en Europe. Créée en 2012, sa première pièce Danas signe le début d’une recherche qui s’inscrit et s’enracine dans un contexte local, politique et religieux au Liban. Ses pièces Fatmeh et Leïla se meurt sont les deux premiers opus d’une trilogie qui interroge notamment la place du corps contemporain à travers les rituels religieux islamiques et chiites. Créé en 2017, le dernier volet May he rise and smell the fragrance est présenté cet été au Festival d’Avignon.

Vos trois dernières créations, Fatmeh, Leïla se meurt et May he rise and smell the fragrance forment une trilogie. Comment ce cycle s’est-il construit ?

Cette trilogie se fonde sur un seul et même sujet : le rituel de la mort et la présence du corps dans les funérailles du monde arabe – en particulier dans la secte chiite – et chaque opus se concentre sur une figure féminine, sa puissance, sa fragilité, son combat… J’ai débuté le travail avec un très grand nombre de concepts que j’ai ensuite partagé avec l’ensemble de l’équipe artistique. En parallèle des répétitions en studio, nous avons collectivement mené des recherches théoriques. Toute la création de cette trilogie s’est construite sur ce double terrain, pratique et théorique, pour tenter de combler le manque d’écrits et de travaux sur la danse au Liban. Ce qui fait l’unité de la trilogie, c’est la tristesse, les histoires de figures oubliées et interdites dans nos sociétés contemporaines, le genre, les besoins de la danse… 

Avec May he rise and smell the fragrance, vous interrogez les racines des lamentations dans la mythologie mésopotamienne, leur esthétique, leur poésie, et vous les confrontez à notre société contemporaine…

Je n’ai pas vraiment choisi de me concentrer sur la culture et la religion, j’ai plutôt centré mon travail autour des souvenirs des corps, leurs présences, l’importance du mouvement face à l’omniprésence du patrimoine et de l’héritage culturel dans notre vie quotidienne au Liban. Ce qui m’intéresse, c’est de mettre en valeur les métamorphoses de ces rituels, de ces habitudes, pour les adapter aux besoins de la situation politique, religieuse et sociale de la société contemporaine. Je pense que le passé et l’histoire sont présents dans tout ce que nous faisons, bien que, selon moi, l’intensité de la mort et des lamentations, les besoins de pleurer, de trouver la poésie pour déplorer nos amants est aussi un sujet très contemporain.

Comment les interprètes ont-ils participé au processus de création ?

C’était la première fois que je travaillais des comédiens qui viennent du théâtre. Comme dans mes précédentes pièces Fatmeh et Leïla se meurt, j’ai invité tous les membres de l’équipe à s’impliquer dans le processus de création. Cette fois nous avons travaillé sur la composition musicale et le son, et leur impact sur les corps. Pendant les répétitions, je leur répétais : “Soyez tristes et agressivement poétiques”. Le mouvement du corps et la création sonore se sont finement imbriqués, appartiennent tous les deux à un même geste. Un corps qui joue d’un instrument, c’est déjà un corps qui danse.

La réception de votre travail diffère-t-elle entre le Liban et l’Europe ?

Oui, je pense que les spectateurs libanais peuvent plus facilement comprendre les références politiques, religieuses et sociales au sein de mon travail, alors que le public européen passe plus facilement à côté. Mais dans mon travail, j’essaie de ne pas produire une simple représentation de la culture de mon pays. Je ne fais qu’engager quelque chose de personnel lié à la mémoire et à l’histoire de notre société contemporaine. Et c’est le rapport intime d’un individu à son propre contexte, intime, humain et esthétique qui le rend, si ce n’est universel, au moins intelligible pour le plus grand nombre.

Comment se passe l’enseignement de la danse contemporaine aujourd’hui au Liban ? Quelle place occupe le gouvernement dans la création ?

Aucune. Les aides publiques pour le théâtre et la danse n’existent pas. La seule chose que le gouvernement nous offre, c’est la censure. Il n’y a pas d’écoles de danse ni d’enseignement en danse dans les universités libanaises. Pour ma part, j’ai étudié le théâtre à l’université de Beyrouth, après quoi j’ai dû voyager pour faire des ateliers de danse. J’ai tout de même décidé de m’installer et de travailler à Beyrouth car la scène théâtrale y est très active. Mais il y a cependant très peu de chorégraphes qui y créent. Tous se battent avec de très mauvaises conditions de productions et un manque d’espaces de répétition.

Le choix de rester à Beyrouth est un acte fort, au regard du grand nombre de danseurs, chorégraphes et artistes qui quittent le pays. Comment ce contexte géographique s’infiltre-t-il dans votre dynamique de travail ?

Ma recherche chorégraphique est fondée sur mes propres souvenirs, mon propre contexte, ma société, ma famille… Rester à Beyrouth était pour moi une décision organique, venant d’un réel besoin de bouger, de danser, de continuer à agir dans ce contexte en particulier. Dans ma recherche, j’ai véritablement besoin d’interroger toutes ces croyances à travers ma propre esthétique. Je m’occupe de mes propres souvenirs et de la mémoire des gens avec qui je travaille, et j’y insuffle une histoire. En parallèle, j’essaie de questionner, d’entrer en confrontation avec toutes ces croyances qui façonnent notre vie quotidienne au Liban. Il s’agit de dégager différentes modalités de présence du corps dans un contexte politique et religieux aussi intense.

Que pensez-vous de la création contemporaine au Liban aujourd’hui ?

Je ne peux pas juger la danse contemporaine au Moyen-Orient. Au Liban, pratiquer la danse est une lutte de chaque instant, contre l’absence de soutien local à la création, contre les conditions extrêmement difficiles, contre l’indisponibilité d’espaces de répétitions, de financement, de lieux de représentation… Mais, selon moi, le vrai problème réside dans le manque de références en danse contemporaine, les grandes lacunes dans les façons de penser nos approches, le mouvement ; et l’absence de rencontre entre ces sujets et le public.

Pensez-vous qu’il existe une danse spécifique, peut-être plus documentaire ou plus politique, au contexte du Moyen-Orient ?

Je ne suis vraiment pas une référence ou un anthropologue du contexte culturel au Moyen-Orient. Rendre mon travail représentatif de ce qui serait ma propre culture ne m’intéresse pas vraiment, je me (re)présente en tant qu’individu. Je crois que dans une situation politique aussi intense, comme celle que vit le Moyen-Orient actuellement, le rôle principal de l’art est de confronter, de tenter de changer et de proposer une remise en question. Personnellement, j’essaie de pratiquer une danse “locale”. Je cherche à rappeler le besoin basique que nous avons de bouger, de danser, de nous exprimer par le biais de notre corps, un besoin de se sentir vivant et actif dans une culture et une société qui a oublié sa propre poésie et sa beauté. Nous cherchons à éviter la censure – qu’elle vienne des structures de pouvoir ou de nous-mêmes – tout en abordant des problématiques sacrées, religieuses ou sociales. La danse qui m’intéresse vraiment, c’est celle qui, en un geste, un seul mouvement, peut convoquer des souvenirs. Elle doit compter sur ce pouvoir qu’elle détient de rejouer et de réécrire l’histoire.

Photo © Zyad Ceblany