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Alexandre Roccoli « Rendre visible les invisibles »

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 7 août 2020

Pause estivale pour certain·e·s, tournée des festivals pour d’autres, l’été est habituellement l’occasion de faire le bilan de la saison passée. Cette année, ce temps initialement festif portera les stigmates de la crise sanitaire liée au Covid-19 qui a entraîné la fermeture des théâtres et la mise en suspens des activités liées à la production, à la création et à la diffusion du spectacle vivant. Pour cette quatrième édition des « Entretiens de l’été », nous avons pensé qu’il était essentiel de faire un état des lieux auprès des artistes mêmes, en prenant des nouvelles de celles et ceux qui ont subi de plein fouet cette brutale mise à l’arrêt. Alors que la situation se décante progressivement, de nombreuses idées ont pris racine dans les réflexions des acteur·rice·s du secteur artistique et culturel. Cette période de pause imposée est ici l’occasion de poser des mots sur des enjeux cruciaux des politiques publiques, ou de manière souterraine dans les pratiques personnelles des artistes, et de voir dans quelles mesures, pour certain·e·s, cette crise a questionné ou déplacé leur travail. Rencontre avec le chorégraphe Alexandre Roccoli.

Le secteur du spectacle vivant a traversé de nombreux phénomènes sociaux et environnementaux ces dernières années : les gilets jaunes, nuit debout, #meetoo, la crise écologique, etc. Ces différents mouvements ont-ils impacté votre pratique, fait émerger de nouvelles réflexions dans votre recherche, votre manière de concevoir le travail ?

J’ai toujours créé par inquiétudes, parce que je n’arrive pas à dissocier dans l’imaginaire que je travaille une pensée de l’art qui n’existerait pas sans venir panser des blessures, des traumatismes du passé et des plaies du présent. C’est cette pensée de l’art où les conditions du réel sont agitées qui m’importent et rien d’autre. Ces mouvements contestataires sur la transition écologique ou sociales des gilets jaunes sont évidemment essentiels pour faire face à ces conditions de réel et pour participer activement à l’évolution et la transformation de nos sociétés mais aussi surtout les rendre plus vivable, plus humaine et moins passive. C’est ce qui travaille l’histoire de mes pièces avec les équipes que j’invite que nous répondons à cette agitation nécessaire. C’est pour moi une condition sine qua non avec laquelle je crée. L’art a pour moi cette place, cette fonction, au sens où ses formes se doivent de s’appuyer sur du réel pour pointer ses disjonctions et les faire se révéler dans des principes actifs. Depuis Empty picture ou l’impossible mémoire de la classe ouvrière en 2011 mon travail se concentrait déjà sur ce que le corps garde comme traces de son rapport au labeur. Il s’agissait ici du corps de la classe ouvrière dans laquelle j’ai grandi, ses conditions d’assignement aux forces de l’industrie. Nous avons fait surgir des profondeurs souterraines un monde où la pénibilité du travail, son caractère infernal de par la répétition du geste, ses cadences et conditions inhumaines font sans cesse face au danger. C’est ce vrombissement constant qui fait la force et les puissances de notre imaginaire. Cette pièce s’est développée à partir d’un entretien avec mon père ex-mineur de fond dans le bassin houiller et ses 30 ans sous terre. Empty picture est devenue la pièce socle qui a ensuite ouvert une série de projets sur les rapports au travail, sur les complexes de classe, sur le corps ouvrier, celui héroïque de la classe ouvrière à celui vieillissant et cicatrisé de ces conditions d’assujettissement et de résilience.

La saison dernière, en plus du mouvement #meetoo, plusieurs lettres ouvertes et articles de presse ont révélé au grand jour de multiples situations d’abus de pouvoir et de hiérarchie écrasante dans le milieu de la danse. Comment ces « révélations » ont-elles circulé dans le milieu de la danse ? Avez-vous constaté des prises de conscience ou des changements autour de vous ?

Les conditions d’assujettissement de la classe ouvrière dans laquelle j’ai grandi ont été pour moi fondateur d’une série de rapports à la culture dite populaire souvent organisée par des syndicats – de la mine dans mon cas. Les syndicats ont toujours permis de défendre ces ouvriers de leurs conditions et aussi protéger leurs droits. J’ai grandi aussi dans une famille marxiste italienne où il était de manière civique indispensable d’affirmer ses droits, celui du travailleur forcené comme modèle. Mon père et mes oncles ont toujours été pleinement engagés. Notre famille Italienne immigrée en France suivait ainsi un modèle révolutionnaire quasiment pasolinien. Dans le champ culturel et plus précisément celui du spectacle vivant il existe aussi certains syndicats qui permettent de pouvoir comprendre les rouages et maillages pour avoir accès à certains droits. Contrairement à d’autres milieux, les tensions hiérarchiques dans le champ des arts vivants sont encore plus violentes car elles sont inscrites indirectement dans le langage des tutelles et de la classe dominante – celui des critiques, producteurs, programmateurs, curateurs – qui font qu’une pièce sera bonne, mauvaise ou tiède. Cette jungle atrocement violente en France porte les caractères hégémoniques symptomatiques des systèmes et principes bourgeois. Je remarque que beaucoup de ces instances légitimantes vieillissent mais sont toujours en place. Peu d’entre eux sont constructifs dans leurs critiques et restent statiques dans les modèles de rentabilité ou de remplissage de salles, leur regard ne s’affute pas et reste coincé dans leur passivité et leur bonhommie. J’ai vraiment l’impression qu’il existe en Allemagne et en Belgique un autre rapport dans le champ critique et dans les dialogues avec les producteurs, moins infantilisants et plus adultes. Je crois que c’est malheureusement à nous, artistes, d’affirmer nos désaccords et de dynamiter de l’intérieur ces pouvoirs légitimants s’il y a des abus de pouvoir.

En tant que chorégraphe, envisagez-vous la création comme un outil de contre-pouvoir ?

Le contre-pouvoir est un travail du quotidien qui s’inscrit dans une démarche qui s’éprouve le plus souvent seul, avec des contingences parfois de plus en plus complexes car administratives, bureaucratiques, technocratiques, de la production à la création. Il est nécessaire d’être déjà infiltré dans les réseaux pour les démanteler de l’intérieur, que ce soit des institutions comme le ministère ou les tutelles publiques. Les instances ne peuvent être dynamitées que de l’intérieur. Mais le contre-pouvoir peut aussi se matérialiser par le refus de rentrer dans les sphères des pouvoirs publics et de refuser des systèmes de financements. Je cite et je remercie ceux que j’admire en France et en Italie, ces artistes engagé.e.s – femmes la plupart du temps – comme Adèle Haenel, Patricia Allio, Marie Losier, Gisèle Vienne, François Chaignaud ou Florian Gaité. La Permanence à Paris fait un travail micro-politique important en faisant en sorte que les procès envers certain.e.s directrice.eur.s de lieux soient entendus et colportés. Je pense aussi à l’équipe du TeatrInGestAzione à Naples, à Brunella Fusco et Nadia Baldi qui font un travail de terrain à Naples avec des prostitués et à l’intérieur des prisons, à Valeria Borelli qui s’occupe du programme de résidence Casaforte à Naples, à l’équipe du Santarcangelo Festival, Ilenia Caléo qui est une artiste activiste à l’intérieur de mouvements féministes queer, Silvia Calderoni (aperçue dans MDLSX de la compagnie italienne Motus, ndlr.) ou encore Roberta Lidia De Stefano (l’héroïne de son projet Di Grazia, ndlr.). C’est avec ces groupes d’activistes – ma nouvelle famille – que j’ai envie aujourd’hui d’avancer, de déconstruire et de créer.

Le confinement a automatiquement mis en stand-by votre travail. Comment cette période a-t-elle questionné ou déplacé votre recherche, votre pratique ?

Nous devions jouer au 104 à Paris le duo Hadra avec les frères Yassine et Youness Aboulakhoul ainsi que et le solo de Roberta Lidia de Stefano Di Grazia à la Ménagerie de verre mais ces 2 pièces sont reportés à la saison prochaine. J’ai passé le confinement chez mes parents en Bourgogne. C’était très riche, très touchant de passer autant de temps avec ma famille. J’ai surtout suivi les actualités italiennes ainsi que françaises et j’ai été saisi par autant d’infantilisation et leurs tactiques incompréhensibles. Mes parents sont seniors et mon inquiétude a été marquée par la manière dont les pouvoirs exécutifs aussi bien en Italie qu’en France ont eu de gérer et administrer les personnes âgées et dépendantes. Cette période de « repos artistique » m’a permis de prendre du recul et de me recentrer sur des nécessités, d’être présent sur des terrains avec des personnes qui sont fragiles, continuer de questionner les enjeux de mes projets, leurs contextes de création et leurs développements. Le confinement a surtout mis en évidence des priorités, comme remettre le curseur en dehors de son propre centre afin de faire décanter la part égotique pour la rendre encore plus poreuse, plus autistique, plus sensible. J’ai été aussi en dialogue constant avec certains amis artistes avec qui nous avons beaucoup échangé sur l’écologie de nos créations, la frénésie du milieu et la peur du vide…

Comment s’annonce votre rentrée, la saison à venir ?

Dans l’immédiat, je vais présenter un film au Napoli Teatro Festival Italia à la fin de la semaine. J’habite actuellement à Naples depuis un an où je suis professeur en charge d’un groupe de 25 étudiants du master de performance à l’Université Orsola Benincasa. Nous menons un travail autour du corps et je les guide dans leurs projets personnels. Je souhaite continuer à travailler avec des personnes invisibilisées, marginalisées, comme les prostitués que j’ai rencontré pour mon film Mamma Schiavona sur les Femminielli, des figures transgenres qui ont une longue histoire à Naples. Pour moi, il est plus important que jamais de rendre visible l’invisible. Ce film s’inscrit dans une série de projets sur les chants dits de Grâce réunit sous le nom Di Grazia – qui peut aussi s’entendre comme “Disgrazia”. Ce film sera diffusé à Paris, Annecy, Chambéry, Lyon, Grenoble et aussi en Italie. Je suis également en train d’imaginer un projet à Naples autour de l’art et du soin, un laboratoire de recherche avec des artistes, des philosophes, des neurologues. Je souhaite impliquer des personnes avec qui j’ai déjà collaboré et qui viennent d’autres champs de recherches, des personnalités du champ de la médecine, des soins, des philosophes comme Jacques Rancière et Catherine Malabou. Dans cette même perspective, je suis actuellement en train d’élaborer TO CA(i)RE, un projet qui s’étend le temps d’une nuit avec la troupe du Ballet National de Marseille et le compositeur égyptien Adam Shalaan, un dispositif chorégraphique et curatif qui a pour ambition d’être immersif. Il me semble aussi crucial de pouvoir se rendre actifs aussi et toujours en dehors des plateaux de théâtre puis d’y retourner pour y porter nos fictions. Je désire porter le travail que je mène depuis des années dans des lieux privés de liberté. Les modalités de production sont indissociables de ces temps de rencontre d’interventions dans des EHPAD, des maisons d’arrêt ou des hôpitaux psychiatriques. Je cherche à toujours créer et porter un regard sur le monde des personnes dites exclues, esseulées ou résiliées. Je cherche des états d’agitation à panser et ou à faire suinter. Ma compagnie est basée à Lyon, où un nouveau maire écologiste vient d’être élu et il me semble à ce jour incontournable et urgent de nous impliquer avec les démarches et les enjeux qui résultent des élections municipales.

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