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Alexandre Achour « Continuer à imaginer d’autres espaces alternatifs de représentation »

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 8 juillet 2017

Pause estivale pour certains, tournée des festivals pour d’autres, l’été est souvent l’occasion de prendre du recul, de faire le bilan de la saison passée, mais également d’organiser celle à venir. Ce temps de latence, nous avons décidé de le mettre à profit en publiant tout l’été une série de portraits d’artistes. Figure établie ou émergente du spectacle vivant, chacune de ces personnalités s’est prêtée au jeu des questions réponses. Ici le danseur et chorégraphe Alexandre Achour.

Né en France, le danseur et chorégraphe Alexandre Achour vit aujourd’hui en Allemagne. Il travaille régulièrement avec le duo Saša Asentić et Ana Vujanović, le chorégraphe Xavier Le Roy ainsi que l’artiste Tino Sehgal. Depuis 2010, il signe également ses propres projets parmi lesquels Speaking about the ghost (2015), 舞蹈 – 我们 何时 进入了 当代? (2016) ainsi que Teen Spirit (2017). Cette année, nous avons pu notamment voir Alexandre Achour dans la Carte Blanche de Tino Sehgal au Palais de Tokyo à Paris ainsi que dans Temporary Title, 2015 de Xavier Le Roy au Centre Pompidou et dans Still Untitled au festival Sculpture Projects Münster en Allemagne.

Quel est votre premier souvenir de danse ?

Mes premières expériences de danseurs remontent à l’âge de 11 ans, en donnant forme à Arielle la petite sirène. Il s’agissait d’une danse avec l’eau lorsque j’avais accès à une piscine ou une danse avec le vent lorsque je chantais en même temps. Au même âge, j’ai commencé sans le savoir une pratique d’incorporation de différentes musiques : j’utilisais ma chambre comme lieu de scène, en générale accompagné de quelques accessoires comme un châle ou paréo, devant un public d’au moins mille personnes. Je m’abandonnais à la musique en m’efforçant de l’incarner. Je personnifiais Itsi Bitsy Petit Bikini de Richard Anthony, ABC des Jackson 5, I feel love de Donna Summer ou encore Le Freak de Chic.

Quels spectacles vous ont le plus marqué en tant que spectateur ?

La première fois que j’ai vu une pièce de danse, j’avais 18 ans. C’était le ballet Swan Lake chorégraphié par Matthew Bourne. Je me souviens être dans la découverte la plus totale : le théâtre et son dispositif très particulier à la fois collectif et individuel, la danse qui était à la fois formelle et narrative, l’histoire et la musique que je reconnaissais… Cependant ce type de spectacle est pour moi très vite devenu prévisible. Il m’a fallu voir Umwelt (2004) de Maguy Marin pour me rendre compte que mon intérêt se portait vers un genre disons plus expérimental, voir conceptuel. Je me souviens avoir été excité et intrigué par cette pièce qui m’avait amené à réfléchir et à me poser des questions. Bien des années plus tard j’ai été absolument époustouflé par la pièce Shichimi Togarashi (2006) de Juan Dominguez. Notamment dans la façon dont il a manipulé mon attention durant la pièce qui m’a fait prendre conscience du potentiel d’affecter de la performance.

Quels sont vos souvenirs les plus intenses en tant qu’interprète ?

Il y a des intensités que l’on a plaisir à vivre et d’autres moins… Dans la pièce participative Revolution won’t be performed (2013) de Saša Asentić, les spectateurs font un voyage dans le temps à travers différents moments de révolution et pratiques artistiques respectives à travers l’Europe du vingtième siècle à nos jours. La troisième séquence de la pièce fait référence aux manifestations étudiantes de mai 68 à Paris ainsi qu’au genre « performance art » des années 60/70. J’y interviens avec un bâton avec lequel je frappe violemment un autre danseur et le public s’organise ensemble pour m’arrêter. Cependant lors de la seconde représentation au Théâtre National Serbe à Novi Sad, un spectateur m’a spontanément étrangler. C’était une des seules fois où j’ai vécu le théâtre non plus comme un espace de représentation, protégé par la coupole de l’art, mais comme un espace imprévisible.

Une autre expérience, peut être toute aussi intense, mais hors de l’espace du théâtre. En 2016 nous sommes partis à Marrakech avec un petit groupe d’interprètes affiliés depuis déjà quelques années au travail de Tino Sehgal, pour un projet organisé par la programmatrice Mouna Mekouar. Nous intervenions sur la place principale Jemaa el-Fnaa avec nos voix et nos corps, nous offrant en spectacle aux passants qui ont pour coutume de s’arrêter et d’encercler ce qu’ils regardent, en formant ce qu’ils appellent une Halqa. Très vite les corps s’accumulaient autour de nous et ils nous communiquaient une énergie incroyable et parfois même accablante. Nous dansions et chantions au centre de ce tumulte de corps, de bruits et de regards. Je me souviens de ces performances comme des moments explosifs, très loin des rituels polis et tranquilles d’un public enthousiaste qui applaudit en signe d’appréciation.

Quelles rencontres artistiques ont été les plus importantes dans votre parcours ?

Mes rencontres avec les chorégraphes Saša Asentić et Xavier Le Roy. C’est très difficile de mettre des mots sur ces collaborations parce qu’elles sont à la fois professionnelles et personnelles, complexes et simples. Ce sont des collaborations de plusieurs années qui sont encore actives. Il y a une multitude d’aspects, anecdotes et échanges qui ont participé à rendre ces collaborations importantes.

Quels sont les enjeux de la danse aujourd’hui ?

Je pense que la danse a fait bien du chemin depuis le carcan traditionnel de la danse classique : elle est passée par une explosion des codes traditionalistes en adoptant la danse singulière, personnelle, expression du soi intime. Puis elle a su se défaire du « soi qui ressent », ou « qui se ressent » en allant vers une approche plus analytique afin de rechercher d’autres modes de représentation et d’autres modes de production. Elle a ensuite su élargir son champ d’action en s’appropriant d’autres lieux, en particulier les musées, lieux des publics les plus diverses et hétérogènes. Aujourd’hui, je dirai que les enjeux de la danse sont d’investir dans de nouveaux paris, de continuer à trouver des positionnements alternatifs, de continuer à chercher les espaces où elle n’est pas attendue, les démarches, pensées et discours où elle n’est pas habituelle. Et surtout de trouver les modes de production et de représentation qui lui permettent de continuer à prendre différentes formes.

À vos yeux, quel rôle doit avoir un artiste dans la société aujourd’hui ?

La société d’aujourd’hui n’est pas homogène, différents contextes appellent à différentes pratiques artistiques. J’ai travaillé à plusieurs reprises en Chine, où il n’existe pour la scène contemporaine que quelques théâtres qui sont partiellement ou en totalité financés par le gouvernement qui par conséquence ne laisse pas de place pour un espace de création plus expérimental. Il est très difficile d’agir dans un tel contexte, et pourtant, il y a là un vrai désir et une nécessité de créer des expériences esthétiques alternatives. Ce manque crée un espace vide où certains artistes, tel que Guo Rui, jouent alors un rôle essentiel d’agents transformateurs. En Europe, nous retrouvons un network de systèmes de production très large et complexe ainsi qu’une production culturelle diverse et variée abondante. Quel est alors le rôle de l’artiste dans ce contexte saturé ? Je pense qu’il se doit de continuer à imaginer d’autres espaces de représentation, d’autres moyens de production, d’autres façons de rencontrer le public, et d’autres façons de transformer.

Le maréchal Tito a fait construire dans les années 50 un bunker qui pouvait accueillir 350 personnes au cas où une guerre nucléaire venait à éclater en Bosnie-Herzégovine. La construction du bunker a coûté 4,6 milliards de dollars et il n’a jamais servi. Depuis 2011, les artistes Edo et Sandra Hozić ont décidé de transformer cet espace obsolète en musée d’art contemporain. Tout les 2 ans ils y organisent une biennale d’art contemporain avec des artistes qui créent des oeuvres en relation avec le bunker. Ils ont en quelque sorte changé l’histoire de cet espace. Tous les artistes ne peuvent pas changer le cours de l’histoire, de ce fait, je ne pense pas qu’il y ait un rôle particulier que l’artiste se doit d’assumer vis à vis de la société, mais plus une qualité… une forme d’attention vis à vis de son environnement.

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