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ACTIONS : Nicolas Cilins, Yan Duyvendak & Nataly Sugnaux

Propos recueillis par François Maurisse & Wilson Le Personnic

Publié le 13 juin 2018

Le vidéaste et performeur Yan Duyvendak s’associe aujourd’hui avec Nataly Sugnaux (chargée de production et future co-directrice du Théâtre du Grütli à Genève) et Nicolas Cilins (plasticien) pour concevoir un protocole de performance inédit : ACTIONS. Avec les outils de la représentation (mise en scène, dramaturgie, répétitions) les trois acolytes tentent de mettre le théâtre au service d’une cause sociale et politique : l’accueil des réfugiés en Europe. Ce format inédit – à la croisée du théâtre et du documentaire – déploie deux enjeux principaux : l’urgence de trouver des solutions face à des problématiques systémiques et observer comment le spectaculaire peut éclaircir le trouble du réel. D’une voix commune, ils répondent à nos questions.

Comment est né le projet ACTIONS ? À quelle nécessité ce spectacle tente-t-il de répondre ?

Ce projet est né d’une volonté de mettre la forme artistique au service de l’immense question des réfugié.e.s et de leur accueil. On oublie parfois que l’accueil est un droit humain fondamental et que l’ensemble des pays de l’Union Européenne ont signé le protocole et la convention de 1951 de l’UNHCR (L’Agence des Nations Unies pour les réfugiés, ndlr), stipulant comment un État se doit d’accorder le statut de réfugié aux personnes qui en font la demande.

Le travail sur ACTIONS est collectif. En quoi l’idée de travail collaboratif est-il essentiel au projet ? 

ACTIONS est un dispositif qui oscille entre performance, théâtre et documentaire. C’est un format de discussion qui détourne les outils du théâtre documentaire par un ensemble de règles que nous pourrions résumer ainsi : ne pas dépasser une bonne heure, suivre un programme pour la préparation, suivre une dramaturgie pendant la discussion, et faire en sorte que chacun y joue son propre rôle : les citoyen.e.s, les politicien.e.s, les bénévoles, les auteur.e.s et les réfugié.e.s eux-mêmes.

D’un point de vue artistique, vis-à-vis de la forme théâtrale, quels sont les enjeux soulevés par ce type de dispositif ?

Ce type de dispositif vient des arts visuels, de la performance et du happening : c’est une task-performance, donc une performance où tout un chacun a des choses précises à faire, des fonctions à exercer. Le défi consiste à revisiter ce modèle dans l’urgence. Le résultat est un projet documentaire, qui permet de mettre des visages qui sourient, rougissent ou se fâchent sur des problématiques qui nous dépassent. Mais nous allons plus loin en faisant le pari que la rencontre peut impliquer les citoyen.ne.s, comme lors d’une véritable séance populaire. À la fin de la pièce, nous distribuons une feuille de salle transformée en bulletin d’inscription et une liste des besoins qui vont des plus simples ou plus utopiques, du cours de langue aux changements de la législation européenne. Doit-on pour autant s’engager en tant que citoyen.ne.s ? C’est l’ultime question que pose ACTIONS. C’est un projet politique, radical, fragile et risqué dont la forme, bien qu’apparemment « pauvre », est très élaborée. Il engage directement les spectateurs.

D’un point de vue idéologique, social, politique, quelles sont les principales questions soulevées par ACTIONS ?

Les problèmes liés à l’accueil des réfugié.e.s ne sont ni tout à fait la faute des États, ni celle de la législation, ni même seulement une question de moyens, ni d’engagement de la société civile. C’est cela qui nous amène dans une drôle d’impasse. Et c’est dans cette impasse que le projet ouvre des brèches. Grâce aux différentes occurrences de ACTIONS en Italie, en France et en Suisse qui ont eu lieu jusqu’à maintenant, nous pouvons dire que dans chaque pays, chaque ville, chaque commune, tout est différent : les lois, leurs interprétations, les règles, les contraintes matérielles, les histoires et les engagements de chacun. Peut-être que le seul facteur irréductible est le facteur humain. ACTIONS travaille une limite : celle du militantisme.

Ce projet ne s’arrête pas au simple temps de représentation théâtrale. Un travail préalable est réalisé avec des journalistes, sur le territoire où la pièce est présentée etc. Comment les différents acteurs du projet sont-ils rassemblés ?

La particularité d’ACTIONS en tant que pièce, c’est qu’elle est réécrite à chaque occurrence. Les différent.e.s participant.e.s sont rassemblé.e.s autour de la problématique locale qui paraît la plus urgente : des mineurs à la rue par exemple, ou des sages-femmes en difficulté matérielle. Cette urgence est définie en amont, avec les partenaires actif.ve.s sur le terrain. Nous réalisons, avec un.e ou deux journalistes, souvent locaux.ales, des interviews des différent.e.s participant.e.s. Puis tout va très vite, nous réécrivons une dramaturgie, censée capturer l’essence du problème, nous la proposons et nous la répétons avec les participant.e.s. Il nous reste alors une demi-journée avant que la discussion orchestrée devienne publique.

Un protocole précis a été établi et des liens sont créés entre la forme théâtrale (une dramaturgie disons « classique ») et des enjeux propres au théâtre forum, ou théâtre documentaire. Comment cette structure s’est-elle mise en place ?

Le travail s’est construit empiriquement. Nous adaptons le déroulé en fonction des sensibilités de chacun.e et dans le même temps en essayant de pointer les problèmes les plus saillants. C’est un exercice d’équilibriste et c’est sur ce fil que le format est intéressant. Il permet d’éviter le débat houleux car tout est écrit et que nous sommes tous d’accord. Cette structure nous l’avons pensée, bien-sûr, mais une structure comme celle-ci ne se met en place qu’au prix de nombreuses approximations et quelques ratés, pendant les présentations. C’est un travail passionnant, extrêmement complexe, puisqu’il se passe simultanément au niveau conceptuel, politique, social, humain et formel.

Concrètement, comment une représentation d’ACTIONS se déroule-t-elle ?

ACTIONS se déroule dans une salle des fêtes ou une salle polyvalente liée à la vie politique de la ville. Tout le monde se trouve au même niveau, dans une « agora », des chaises disposées en cercles concentriques. Les intervenant.e.s muni.e.s du déroulé, des fiches jaunes, se lèvent et prennent la parole au milieu du public. La situation locale est décrite comme en mosaïque. La pièce oscille entre assemblée générale, interview en direct et construction théâtrale. On s’engouffre littéralement dans la matière, de manière complexe.

En quoi, selon vous, le travail en représentation, le « spectacle », le médium théâtre peut-il agir face à des problématiques politiques, sociétales, réelles ? 

Parce que quelque chose de réel a lieu, qu’il ne s’agit pas seulement d’une représentation du réel. C’est ce qui est excitant dans les dispositifs, les scores et autres instructions. Quant au médium « théâtre », nous tentons de nous en servir pour y retrouver quelque chose d’archaïque, quelque chose qui nous relie au politique.

Est-ce une façon de doter des personnes invisibilisées, en situation de minorité, d’acquérir une puissance d’agir ? 

Pas tout à fait, ni la forme ni les auteur.e.s ne peuvent prétendre donner les moyens à des personnes d’agir. Nous pouvons dire en revanche que nous avons conçu une boîte à outils et que nous mettons nos savoir-faire à contribution dans ACTIONS. Pour le reste, c’est à tous.tes les participant.e.s, spectateurs.trices inclus.es, de se positionner.

Dans la mise en scène d’un spectacle, des rapports de forces (entre le metteur en scène et les acteurs, entre les acteurs, entre l’équipe artistique et les financeurs …) s’établissent nécessairement. Comment cette idée a-t-elle été questionnée en travaillant avec des réfugié.e.s, des politiques, des institutionnels ?

Donner à voir la multilatéralité des rapports de force dans une pièce comme ACTIONS est une affaire de dosage : chacun.e à quelque chose à gagner ou à perdre en participant à la pièce, c’est là peut-être que nous pensons avoir déjoué une binarité souvent à l’oeuvre dans les rapports avec les réfugié.e.s. Par exemple, le fait de salarier des personnes sans-papier, ce qui est illégal, est un acte éminemment symbolique. C’est la partie où nous nous mouillons le plus et qui fonctionne comme un élément de réponse aux questions posées dans la pièce : oui, nous prenons des risques légaux, oui, nous tournons le projet à perte. Ce sont là des actes politiques qui nous semblent inévitables, nécessaires et intrinsèques à la nature du sujet.

Conception : Nicolas Cilins, Yan Duyvendak et Nataly Sugnaux. Journalistes (fr) : Eric Demey, Marie-Laure Malric, Lyana Saleh. Journalistes (it) : Carla Chelo, Christian Elia Guest critic: David Zerbib. Photo : La Bâtie Festival de Genève, Bernex, 2017 © LUTZ/MAPS.

Le 30 juin 2018 à Lausanne, Arsenic / Centre d’art scénique contemporain
Le 18 novembre 2018 à Ligornetto / Museo Vincenzo Vela
Le 1er décembre 2018 à Vitry-sur-Seine / Musée d’art contemporain du Val-de-Marne
Du 17 au 22 mars 2019 à Cergy-Pontoise / Nouvelle scène nationale