Photo © Patrik André 2 scaled

Bastien Lefèvre & Clémentine Maubon, ABDOMEN

Propos recueillis par Marc Blanchet

Publié le 4 février 2022

Avec leur nouvelle création ABDOMEN, les danseurs et chorégraphes Bastien Lefèvre et Clémentine Maubon, abordent la question du duo (et donc de l’individu) à travers le prisme de l’effort physique et des muscles abdominaux. En jouant à partir de l’abdomen, partie du corps emblématique de la culture sportive, les deux artistes procèdent à un décalage inventif qui emmène le ventre et le corps dans une multitude d’états dominés par l’humour et la vulnérabilité. Dans cet entretien, Bastien Lefèvre et Clémentine Maubon partagent les rouages de leur démarche artistique et reviennent sur le processus d’ABDOMEN.

Vous aviez chacun un parcours de sportif avant d’arriver à la danse. Comment cette bascule s’est- elle opérée ?

C’est en quelques sortes des blessures sportives qui nous ont amené à la danse contemporaine. Pour moi Clémentine, on m’a conseillé la danse en rééducation suite à une grosse blessure après mauvaise réception en gymnastique. Pour moi Bastien, à cause d’une fracture de fatigue qui ne guérissait pas, je me suis jetté dans la création musicale. Par ce biais, j’ai cotoyé la danse avant de m’y essayer moi-même…Nous nous sommes rencontrés il y a seize ans durant la formation professionnelle Coline, cursus professionnel du danseur interprète basé à Istres. Nous avons chacun commencé la danse assez tard, ce qui nous a probablement amené au départ à compenser notre retard technique par notre physicalité. Il en est certainement resté quelque chose. Nos rencontres respectives avec certains chorégraphes ont comblé ce désir d’engagement physique. Puis au bout de quelques années, est apparue l’envie d’aller vers une recherche plus introspective…

Votre création ABDOMEN garde-t-elle la trace de vos origines sportives ? Pourriez-vous revenir sur la genèse de cette pièce ?

Il s’agit au départ d’une plaisanterie. Nous pratiquions notre training journalier en studio lorsque nous nous sommes amusés à faire des abdominaux en jouant avec nos jambes. Le désir de créer une phrase chorégraphique s’est imposé, puis nous a conduits vers d’autres idées. Dans un premier temps, cette matière, liée à un exercice physique, ne concernait que la contraction propre à la musculation des abdominaux, tel que le gainage, ce qui a donné lieu à des explorations formelles empreintes d’humour. En poussant cette pratique, une évidence est alors apparue : si l’abdomen est un espace intéressant à explorer, le « domaine du ventre » l’est bien plus. Nous avons donc développé notre travail en gardant l’abdomen comme cadre de recherche, mais en déployant notre étude au ventre, à sa symbolique, sa fonction, les organes qu’il sollicite, voire la respiration. Si le ventre est visible, il dissimule les intestins, il digère nos émotions et pour certains scientifiques, c’est un deuxième cerveau. Nous avons commencé à interroger toutes ces pistes de travail. Puis Clémentine a été enceinte… Donc il n’était plus question pour elle d’aller du côté de la contraction !

Comment cet évènement a-t-il excentré votre recherche ?

Après son accouchement, nous avons pu reprendre le travail en studio. Le corps de Clémentine avait changé suite à sa grossesse : elle avait bien sûr perdu des abdominaux et son ventre racontait une nouvelle histoire… Devoir passer par une phase de remusculation avant de continuer le travail a ainsi déplacé notre imaginaire sur le ventre. Il n’était plus considéré comme un « lieu » de force physique, de musculature visible à l’image, d’un corps parfait selon certaines normes sociales. Après une première partie physique, qui met en scène non sans humour nos corps volontaires, la modification du corps par la grossesse de Clémentine a emmené l’écriture chorégraphique vers des possibilités plus ouvertes et plus riches.

Pourriez-vous partager les enjeux chorégraphiques et dramaturgiques qui animent ce duo ?

Le travail des abdominaux, moteur de notre recherche, a donné lieu à une recherche autour de la tension, qui est à la fois une force qui agit de manière à écarter, à séparer les parties constitutives d’un corps, et l’état d’une substance souple ou élastique tendue. Cette tension a ensuite guidé différentes pistes de travail : tension musculaire, amoureuse, social, sexuelle, etc. La pièce est ainsi traversée par de multiples questions : qu’est-ce que s’approcher, supporter l’autre ? Peut-on se rencontrer, s’encastrer ? Nous essayons, à travers les corps de nos « personnages », d’entrer en relation. Il s’agit d’enlever la couche superficielle des relations pour aller voir là où il y a des angoisses, où se manifeste notre instinct, où agit autrement notre force vitale : de l’extérieur vers l’intérieur, du superficiel au profond, ce que l’on montre et exprime et ce que l’on protège et cache. Il s’agit ici de faire des allers-retours entre ces différentes strates. Notre travail s’est engouffré, dès lors, avec une forme de poésie, dans les profondeurs du ventre, vers le plus intime. Même si nous avons beaucoup dansé ensemble et que nous connaissons bien le corps de l’autre, nous arrivons sur scène avec une physicalité dépendante des aléas de la journée. Ces accords et désaccords intérieurs relèvent autant d’une conscience que d’élans ou de fragilités qui se manifestent à notre insu. L’improvisation devient parfois nécessaire, malgré ce qui peut se mettre en place, par expérience, au cours des représentations. Il s’agit en bonne partie de s’abandonner, d’éconduire tout contrôle, d’être dans la nécessité de nos personnages. Nos mouvements relèvent ainsi de l’infra-mince, jouant du rapport entre deux individus portés par un désir, par quelque chose de plus intérieur .

Votre écriture flirte entre le figuratif et abstrait. Comment s’articulent ces deux aspects dans votre travail ?

En effet, certaines des situations que nous traversons au plateau demandent des présences expressives. Par exemple, dans la première partie d’ABDOMEN, les deux « personnages » s’inscrivent dans le désir d’une musculation absolue et d’une dépense physique permanente. Leur obsession de la contraction relève d’un certain narcissisme et crée l’impossibilité d’aller l’un vers l’autre : on ne peut pas rencontrer quelqu’un si l’on est trop tendu, trop contracté. La seconde partie de la pièce est beaucoup moins figurative, l’écriture du geste est plus abstraite. Puis la notion de personnage revient à la fin du spectacle, lorsque Clémentine traverse plusieurs figures plus ou moins identifiables : une femme préhistorique, une bodybuildeuse, une femme sauvage ou affamée, un mannequin anorexique… Chaque tableau du spectacle résulte ou de recherches intuitives à partir d’une image, un geste répétitif, une situation quotidienne, sans savoir où cette idée allait nous mener, ou bien de recherche autour des premiers textes que l’on a écrit et qui sont fondateurs de nos projets. Nous sommes des chorégraphes à priori plutôt « instinctifs » et notre manière de travailler est avant tout physique. Nous ne revendiquons aucune écriture identifiable, aucun style particulier, si ce n’est que nous ne nous interdisons rien pour raconter notre histoire. Notre prochaine création COCŒUR s’appuiera d’ailleurs sur la même démarche de création. Mais il nous semble qu’il est encore un peu tôt pour parler de signature !

Chorégraphie et interprétation Clémentine Maubon et Bastien Lefèvre. Complicité chorégraphique Yannick Hugron et Matthieu Coulon. Création musicale Lucas Lelièvre. Création lumière et technique : Jérôme Houlès. Photo © Patrik André.