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Zululuzu, Teatro Praga

Par Nicolas Garnier

Publié le 3 juin 2016

Fernando Pessoa a passé, dans sa jeunesse, plusieurs années en Afrique du Sud à l’université de Durban, et pourtant, il ne mentionne nulle part dans son œuvre cette expérience dépaysante. Zululuzu, la nouvelle création de la compagnie Teatro Praga (théâtre de la peste, en portugais) propose d’investiguer cette tâche aveugle dans la biographie du grand poète lusitanien. Mais en guise d’enquête, il s’agit plutôt d’une dérive kitsch et outrancière au cours de laquelle la figure de l’homme de lettre cède la place à une contestation euphorique de l’espace scénique.

Avant même que l’action ne commence, l’écran sur lequel seront diffusés les sous-titres est mis à contribution. Un texte défile : le spectacle est dans une situation précaire, susceptible de s’interrompre à tout moment en raison d’une grève ou de tout autre cas de force majeure. Les auteurs se réservent le droit de précipiter ou de modifier la fin de la pièce afin de rendre les lieux disponibles à la lutte sociale. Une hiérarchie semble posée qui fait planer sur la représentation le spectre du monde extérieur menaçant son intégrité. Les questions d’autonomie et d’hétéronomie seront des leitmotivs dans toute la pièce, au même titre que la critique de l’espace scénique.

C’est d’ailleurs sur la rupture amoureuse entre une des actrices et le mur du fond que s’ouvre le spectacle. La jeune femme tente sobrement d’expliquer sa décision de rompre, avant que la situation ne s’envenime et qu’elle ne quitte son amant inerte en vociférant. Après lui avoir craché dessus, elle ne peut s’empêcher de lâcher un sec et méprisant : « t’es nul, et tu sers à rien ». Le ton est donné. Le mur, et avec lui tous les composants qui constituent la « boîte noire », cet espace neutre sensé être un lieu d’accueil indifférent, est moqué, descendu en flèche et conspué sans pitié. Tout y passe : sa fausse neutralité hypocrite, sa couleur noire raciste, son élitisme aseptisé et son naturalisme trompeur. Les acteurs décrient chacun leur tour dans toutes les langues les méfaits du lieu, falsificateur réactionnaire coupable d’être faussement démocratique. Pire, son primat est même comparé à la dictature qui a rongé le Portugal jusqu’aux années 70. Aussi pour pallier à ce défaut de représentativité, des corps atypiques envahissent-ils la scène. Des typologies ordinairement invisibles prennent la parole et occupent activement l’espace, au lieu de se soumettre docilement au public. Celui-ci se trouve à son tour pris à parti dans son rôle bien tranquille de voyeur passif lorsque des projecteurs aveuglants sont braqués sur lui. La critique exubérante n’épargne personne.

Les invectives contre le théâtre ne doivent cependant pas induire en erreur, Zululuzu ne tombe pas dans la catégorie bâtarde du spectacle « iconoclaste ». Au contraire, la position du collectif lisboète vis-à-vis de la représentation est plus ambiguë : malgré toutes les remarques critiques sur ses limites, les auteurs assument la mise en scène et font même preuve d’une inventivité remarquable. La scénographie, concoctée par le duo Joao Pedro Vale et Nuno Alexandre Ferreira, figure de l’art contemporain queer portugais, fourmille de structures mobiles transportés par les personnages travestis, qui font explosés  dans un déluge de couleurs et de motifs pop surchargés la triste monotonie de la « boîte noire ». Disposés dans l’espace au gré des allers et venus des acteurs, ils sont réagencés avec une grande souplesse au fil des séquences. Les deux pôles, critique d’un côté, formel de l’autre, sont tissés ensemble d’une manière fluide et continue. Le discours auto-réflexif se mêle à la scénographie sans créer aucun temps mort.

Quid du rapport à Pessoa vendu en ouverture, est-on en droit de se demander après tant de dérives ? Bien que le lien soit distendu, la figure de l’auteur rôde en fond. Il faut toutefois attendre que deux hurluberlus hystériques singeant des présentateurs cinglés débarquent armés de deux étendards, l’un à l’effigie de Pessoa, l’autre à celle d’un dirigeant africain, pour le comprendre. Les deux panneaux flottants représentent deux pôles, deux extrêmes qui se jugent à distance sans paraître échanger de prime abord. Voilà l’incarnation de ce que les présentateurs nomment compulsivement « Zululuzu ». Le néologisme est un mot-valise qui télescope deux univers, celui de la métropole portugaise, Luzo, et celui de l’Afrique du Sud, Zulu. Zululuzu conceptualise sur le ton de la rigolade le métissage qui naît de ce contact compliqué. Zululuzu, répété à tue-tête par tous les acteurs, devient un mot d’ordre, un terme clé renfermant l’essence euphorique et cynique de la situation post-coloniale. Tout est zululuzu qui est transgressif, interlope et ambivalent. On retrouve alors ici la figure de Fernando Pessoa, poète des hétéronymes par excellence, cumulant jusqu’à 70 identités fictives pour rédiger ses textes. L’auteur montre la voie vers une identité plurielle qui n’est pas sans rappeler les conditions d’existence même du collectif Teatro Praga, dont le maîtres-mot est d’être une réunion de collaborateurs à géométrie variable, contre toute idée de rôle attribué une fois pour toute.

La compagnie Teatro Praga propose une expérience fraîche et énergique, mêlant savamment distanciation critique, humour débridé et partition visuelle riche et généreuse. Avec Zululuzu, les collaborateurs lisboètes font le détour par une figure majeure de la modernité artistique portugaise pour continuer d’explorer les thématiques et les revendications post-coloniales et queer avec une légèreté et une inventivité qui, dans leur enthousiasme, ne peuvent manquer de ravir leur public.

Vu au Théâtre des Abesses dans le cadre du festival Chantiers d’Europe. Mise en scène Pedro Zegre Penim, José Maria Vieira Mendes et André e. Teodósio. Photo Alipio Padilha.