Photo Emilie Brouchon OnP 13

Wozzeck, Christoph Marthaler

Par Yannick Bezin

Publié le 28 avril 2017

L’Opéra national de Paris reprend Wozzeck d’Alban Berg dans la production de Christoph Marthaler et Joachim Rathke proposée en 2008. Cette programmation semble obéir à une double justification. Stéphane Lissner, actuel directeur de l’Opéra, l’assume comme un hommage rendu à Pierre Boulez, mort en janvier 2016 et introducteur de l’œuvre dans le répertoire parisien. On peut aussi y voir la volonté de poursuivre l’ouverture du répertoire de l’Opéra de Paris à des œuvres relativement rares sur scène. Si Strauss est régulièrement monté et repris à Paris, la Seconde école de Vienne (certes peu prolifique en œuvres lyriques) reste assez peu vue. Sans être atonale mais contemporaine de Berg, on aura pourtant vu avec plaisir et surprise la Sancta Susanna de Paul Hindemith, sur le plateau de Bastille cette année.

Bien que considéré par son auteur comme un opéra, Wozzeck entretient avec ce genre une relation complexe et ambiguë. Sans la musique, sans cette musique de Berg, l’argument dramatique relève de la simple anecdote, du fait divers sordide : un homme, faible d’esprit, tue sa femme par jalousie. Le livret, inspiré d’une pièce inachevée de Georg Büchner, a été repris et recomposé par Berg lui-même. Le livret surprend autant par sa brièveté que par la concision des propos et l’absence de réels échanges entre les personnages. L’intérêt réside donc ailleurs et ce qui soutient le texte est bien la musique. Lors de sa composition, Berg a bien conscience de participer à un mouvement d’avant-garde, la musique atonale, qui risque de déstabiliser l’auditeur. C’est pourquoi, afin de ne pas le perdre, il structure très fortement sa partition, chacun des actes obéissant à un principe propre. La musique offre ainsi à l’action un cadre permettant d’en percevoir les mouvements et les articulations. Cette production consiste justement à donner une forme visuelle, scénique et dramatique à cette structure interne de la partition. Sans lui être absolument parallèle, elle en suit les articulations, les moments et les phases.

La création de Berg s’inscrivait consciemment et explicitement dans la veine expressionniste. La mise en scène assurée par Christoph Marthaler et Joachim Rathke, dans laquelle les décors de Anna Viebrock jouent un rôle essentiel, adopte une approche ultra-réaliste, très éloignée de l’esthétique expressionniste. Toute l’action se déroule dans un cadre unique : une grande tente de réception, remplie de tables et de chaises, comme celles qu’on trouve dans les foires afin d’assurer la restauration. Un non-lieu donc, anonyme et voué à disparaître mais qui n’est pourtant pas sans une dimension festive. Un lieu de passages aussi, de rencontres improbables ou furtives. Cette tente est partiellement transparente et laisse deviner un autre espace au sein duquel elle se situe et semble s’emboiter : une usine désaffectée, reconvertie en aire de jeux pour enfants. Christoph Marthaler et Anna Viebrock se sont inspirés d’un lieu qu’ils ont rencontré près de Gand et qui semble avoir orienté l’ensemble de la proposition scénique. Puisqu’il s’agit d’une aire ludique, elle sera constamment traversée par de petits groupes d’enfants dont on perçoit les jeux et les mouvements au travers de la tente. De même, quelques parents (rôles muets), traversent momentanément cet espace qui servira aussi de lieu de vie, de rencontre et d’échange entre les différents protagonistes de l’action. La distribution des rôles étant limitée (7 personnages principaux), les metteurs en scène ont fait le choix judicieux d’animer l’espace par des présences humaines qui donnent de la profondeur dramatique au noyau de l’action. Les enfants ne se résument pas qu’au fils de Marie et Wozzeck. Margret se comporte comme les deux autres présences féminines muettes. Toutes ces figures isolées révèlent une relation aux autres difficile voire inquiétante et dessinent une société de la solitude.

Wozzeck, qui est censé être un soldat, devient dans cette transposition et dans ce lieu un simple agent de sécurité qui se révèle en fait un homme à tout faire, barbier d’un capitaine désœuvré, servant et desservant les clients de la fête, courant constamment et péniblement d’un point à un autre. Cette nouvelle fonction, proche de celle conçue pour le personnage par Büchner, le rattache immédiatement à notre présent où ce genre de vigile n’a cessé de se multiplier, tout en la marquant d’une évidente forme de dérision. Il n’est le soldat de nulle armée ni d’aucun État. Il n’assure la sécurité de rien ni de personne. Il n’est pas même capable de se défendre contre tout ce (tous ceux) qui l’attaque(nt) verbalement, physiquement, psychologiquement, socialement ou affectivement. Wozzeck ne cesse sur le plateau de déplacer les chaussures abandonnées par les enfants pour vaquer à leurs jeux. Les manifestations de ce T.O.C. précèdent les propos délirants de Wozzeck et constituent le signe avant-coureur de la crise conduisant au meurtre de Marie.

Le choix de l’espace scénique détermine aussi une certaine lecture du reste de la distribution car que peuvent bien faire un capitaine et un médecin dans un lieu destiné au plaisir des enfants ? Ne semblent-ils pas deux fous égarés là ? Ne sont-ils pas eux aussi habités par d’autres formes de folie ? N’ont-ils pas cédé à un délire de puissance aussi sadique qu’infondé ? Le premier à celui de la société et de son ordre moral, le second aux élucubrations délirantes de la science ? Ils diffèrent en cela de Wozzeck car ils semblent tous deux avoir déjà cédé à leurs folies alors que tout l’intérêt et le tragique du personnage de Wozzeck résident justement dans la violence qu’il se fait à lui-même pour résister à ce qui sourd de lui et qu’il sent lentement l’envahir. Le tambour-major et Margret assurent clairement leurs désirs de dominer l’autre que ce soit verbalement ou sexuellement. Ils incarnent une certaine vulgarité posée comme norme de la réussite. Marie quant à elle oscille entre ces mondes, mère de l’enfant de Wozzeck sans être l’épouse, séduite par le tambour-major sans l’assumer véritablement, citant abondamment la Bible sans être jamais vertueuse. Dans cette vision, l’existence humaine n’a d’autre alternative que la facticité ou la folie et Marie meurt de son indécision dont Wozzeck semble être bien plus le bourreau que le juge. Christoph Marthaler et Joachim Rathke parviennent par cette lecture et cette mise en espace à donner une véritable dimension théâtrale à cette œuvre musicale, évitant ainsi fort heureusement une approche trop psychologisante, voire psychanalytique et des personnages et de l’œuvre. La mise en scène parvient également à structurer le propos et l’action grâce à un jeu constant sur la lumière (conçue par Olaf Winter), permettant non seulement de marquer la succession du jour et de la nuit mais aussi les états psychologiques des différents personnages, leurs variations et leurs intensités.

La direction d’une telle partition demande une grande maîtrise de la masse orchestrale qui ne peut être abandonnée à elle-même au risque sinon d’exploser pour n’être plus qu’une série de bruits ou de s’effondrer en un magma sonore informe. Une vision d’ensemble du drame et une connaissance de chacune de ses acmés est indispensable. Ardant défenseur de ce répertoire, Michael Schønwandt dirige l’Orchestre de l’Opéra de Paris avec une science maîtrisée, tirant de la fosse aussi bien des cris (aux cuivres et au percussions) que des plaintes (les cordes). Dans cette œuvre, la musique est à géométrie variable, Berg usant de petites formations, réparties différemment dans l’espace. En plus de l’orchestre dans la fosse, on entend en effet successivement une harmonie en coulisse, puis une petite formation bien curieuse sur scène (violons, accordéon, guitare, clarinette et tuba). Des sons isolés fusent aussi parfois d’un pupitre ou deux, comme autant de coups de feux isolés. Berg, à la suite de Schönberg rompt bien ici définitivement avec la conception de l’opéra comme d’une « symphonie pour grand orchestre avec accompagnement de voix. » Les rares envolées lyriques de l’orchestre (tutti des cordes dans un moment tonal) créent paradoxalement une certaine surprise et presque une forme de dissonance avec le reste de l’œuvre.

Il en va tout autant sur le plan vocal car Berg use de toutes les possibilités de la voix humaine, de la simple parole à des récitatifs ou parties véritablement chantées en passant par le Sprechstimme, c’est-à-dire un usage flottant de la voix entre le parlé et le chanté. Cette diversité d’expression demande une distribution vocale qui non seulement maîtrise l’expression allemande mais aussi la spécificité de ces modes. L’ensemble du plateau est ici de bonne tenue, même si on reprochera quelques faiblesses au Capitaine de Stephan Rügamer, peinant parfois à passer au-delà de la fosse. Johannes Martin Kränzle campe un Wozzeck d’emblée fragile, dépassé et soumis mais qui n’est pas sans force. Le jeu de Gun-Brit Barkin lui permet de faire de Marie un personnage à la fois convaincant et touchant. Au sein de ces prises de rôle globalement réussies, le tambour-major de Štefan Margita apparaît toutefois outrancier et caricatural. L’approche explicitement théâtrale de cette œuvre de Berg se révèle extrêmement efficace pour donner à voir ce que la musique fait entendre par-delà le texte : la solitude, la violence et la folie du monde moderne.

Vu à l’Opéra Bastille. Mise en scène Christoph Marthaler. Chef des coeurs Alessandro Di Stefano. Orchestre et Chœurs de l’Opéra national de Paris. Photo © Emilie Brouchon.