Photo Anne Van Aerschot

Anne Teresa De Keersmaeker, Work/Travail/Arbeid

Par Margot Baffet

Publié le 7 avril 2015

Une singulière ellipse temporelle se dessine, là, sous nos yeux : celle de la chorégraphe Anne Teresa de Keersmaeker. Elle prend la forme d’une rosace qui convie les musiciens d’Ictus et les danseurs de la compagnie Rosas dans un même espace d’exposition. Dictées par un cycle de neuf heures de danse pendant neuf semaines, les immenses formes géométriques tracées au sol structurent la performance. Le rite chorégraphique et musical est le même toutes les heures : une combinaison de danseurs prolonge chaque fois le tracé au sol en utilisant leur propre corps comme compas à l’aide d’une corde et d’une craie. Les musiciens présentent ensuite le ton de la composition qui sera dansée et le silence laisse place à la célébration magistrale du corps à l’oeuvre. Le travail peut commencer.

Dans une belle harmonie, les deux arts s’entrelacent, variant selon l’identité artistique des danseurs et celle des musiciens. L’extrême précision des mesures temporelles détermine leur union au gré des instruments, qu’ils soient à vent ou à cordes. Marquée par des contrastes de vitesse et des mouvements de rotation, la chorégraphie s’établit comme un motif dont la forme serait infiniment répétée. Cette constellation humaine devient peu à peu un jeu d’endurance. Il règne dans l’espace une très grande concentration qui impose d’elle-même un respect sacré à tant de virtuosité.

Les éléments de la performance paraissent simples mais ils reposent en réalité sur une élaboration complexe, à l’image de la sophistication spartiate de la scénographie. Simplement habillés de blanc et de baskets fluorescentes, les danseurs évoluent ainsi dans une atmosphère éthérée qui magnifie l’essentialité du geste. Pour Anne Teresa De Keersmaeker, la danse n’est pas seulement l’amplitude des émotions, elle est aussi un moyen de donner corps à des théories presque mathématiques. Le temps est travaillé comme une écriture conceptuelle, de la partition musicale à la mesure chorégraphique, et chaque instant est rigoureusement maîtrisé.

En écho à Vortex Temporum (2013), la chorégraphe développe l’idée de continuum tout échappant à la traditionnelle boite noire de la scène ou du conventionnel « cube blanc » du musée. En tant que spectateur, une telle proximité dans l’action est d’abord quelque peu déconcertante : la disposition dans l’espace de l’oeuvre nous amène à non pas l’observer statiquement et frontalement, mais plutôt à évoluer autour afin de mieux approfondir nos sensations. Cette configuration permet alors un meilleur partage du monde sensible, aussi bien pour les interprètes que pour les spectateurs. Par cet aspect immersif, le visiteur accède d’une nouvelle manière aux tensions qui structurent la performance (accélération et décélération, éclat de musique au milieu du silence) et peut en apprécier sa synesthésie.

Avec cette nouvelle création, Anne Teresa de Keersmaeker ouvre la rigueur de son répertoire en repensant le format même de la chorégraphie contemporaine. Une fois de plus, elle transcende la simple esthétique de la danse comme une artiste conceptuelle qui proposerait de nouvelles formules temporelles. Quelqu’en soit les frontières, la chorégraphe belge fait du travail (work/ arbeid) une oeuvre sans fin, la sculpture du temps dessinée par toute la précision du geste.

Vu au WIELS à Bruxelles. Concept et chorégraphie Anne Teresa De Keersmaeker. Commissaire d’exposition Elena Filipovic. Dramaturge Bojana Cvejić. Avec les danseurs de la compagnie Rosas et les musiciens Ictus. Photographie Anne Van Aerschot.