Photo © Zbigniew Bzymek

The Wooster Group, The Town Hall Affair

Par Guillaume Rouleau

Publié le 14 octobre 2016

La fameuse compagnie new yorkaise fondée en 1975 sous l’impulsion, entre autres, de Spalding Gray et Elizabeth LeCompte, présentait lors du festival d’Automne 2016, du 6 au 8 octobre, au Centre Pompidou, The Town Hall Affair (2016). Compagnie fameuse parce qu’elle propose d’année en année un répertoire et des mises en scène hétéroclites (vidéo, audio, radio, cinéma), voire hétérodoxes (parties dansées) dans le milieu du théâtre, The Wooster Group jouait, ou plutôt, rejouait le débat qui opposa le 30 avril 1971 au Théâtre Town Hall de New York l’écrivain Norman Mailer (1923-2007) a plusieurs plumes affiliées au féminismes, à l’instar de Jacqueline Ceballos (1925-), Germaine Greer (1939-), Jill Johnson (1923-2010) et Diana Trilling (1905-1996). Un débat qui fut filmé par D.A. Pennebaker (1925-) et monté par Chris Hegedus (1952-) en un documentaire, Town Bloody Hall, sorti en 1979 et qui sert de toile de fond à la pièce du Wooster Group. Débat médiatisé dans l’histoire des féminismes, son actualisation par la compagnie installée au 33 Wooster Street (NY) rappelle que nombre des questions abordées alors n’ont pas été résolues, d’une part, et qu’un jeu de scène comme le sien permet, d’autre part, de les prolonger, non sans certains partis pris intéressants.

En mars 1971, un texte de Norman Mailer – « The prisoner of sex » – est publié dans le magazine Harper’s. Réponse au livre de Kate Millett de 1970, Sexual Politics, les réactions de la part de groupes féministes ne se feront pas attendre et une table ronde se tiendra à New York en avril 1971. En une période intense de revendications, à disposer de son corps comme de ses actions, ce débat – nommé A Dialogue on Women’s Liberation (Un dialogue sur la libération des femmes) – brassera ces thématiques dans un échange à cinq voix (plus le public) qui deviennent cinq postures, cinq trajectoires convergentes et divergentes, commentant en creux des réformes majeures. La pilule contraceptive est commercialisée aux États-Unis en 1960, suite à l’autorisation de la Food and Drug Administration, Women’s Liberation Movement se constitue en 1966 pour lutter en faveur de l’avortement, la première Gay Pride se tient à New York le 28 juin 1970 (l’American Psychiatric Association enlèvera l’homosexualité de sa liste des maladies mentales le 15 décembre 1973), et l’IVG ne sera considérée comme relevant de la vie privée qu’après l’arrêt Roe vs. Wade de la Cour Suprême en 1973 (modifié en 2007 pour interdire une méthode chirurgicale d’interruption tardive de grossesse). Norman Mailer, caractérisé comme l’archétype du mâle égocentrique par Kate Millet, se défendra en jonglant avec des propos qui confirment ce qui lui est reproché, à savoir, une approche réductrice – mysogine – de la femme, des femmes, et d’autres qui le placent en victime d’une lecture erronée de son article – misandriste – qui ferait de lui un oppresseur alors qu’il serait lui-même un oppressé.

Norman Mailer, donc, interprété par deux comédiens, Ari Fliakos et Scott Shepherd, entouré de trois écrivaines : Germaine Greer (Maura Tierney), Jill Johnston (Kate Valk) et Diana Trilling (Greg Merthen). Jacqueline Ceballos, mentionnée dans le programme, n’est pas représentée sur scène. La rangée de tables, reproduisant la disposition de celles que l’on peut voir dans le documentaire de 1979 est au premier plan. Un écran diffusant des extraits du documentaire, ainsi qu’un film (une scène de bagarre virile) par et avec Norman Mailer, Maidstone (1970), est au deuxième plan. Un rideau rouge est à l’arrière-plan. Sur la gauche, une régie est installée, deux techniciens (Enver Chakartash et Erin Mullin). À droite, un panneau vertical mobile, qui sert de point mort sur scène, est suspendu derrière un pupitre en bois, où chaque intervenant était invité à faire un speech d’une dizaine de minutes. Norman Mailer tient un rôle de juge et parti qu’il applique tout au long du débat. Jill Johnston, que Norman Mailer interrompra (elle publiera l’intégralité de son discours en 1973 dansLesbian Nation : The Feminist Solution – dont des extraits ponctuent la pièce), ouvre The Town Hall Affair par un aparté. Le Wooster Group insiste sur cette figure de la scène culturelle américaine, militante des droits homosexuels, critique de la société patriarcale et du mouvement féministe hétérosexuelle, qui embrasse l’une des techniciennes. L’intervention de Jill Johnston, faite d’association libres, si elle paraît décousue, est une louange au lesbianisme, soutenu par Germaine Greer (remarquée avec la publication en 1970 de The Female Eunuch), qui fait positivement réagir le public mais agace Jacqueline Ceballos et Diana Trilling, issues de l’intelligentsia bourgeoise new yorkaise. Diana Trilling, après un exposé sur Sigmund Freud, se démarque ainsi explicitement de Jill Johnston en refusant d’être représenté par d’autres femmes.

Si les divergences existent entre Norman Mailer et ses quatre interlocutrices, il existe des divergences entre ces interlocutrices qui indiquent que le rapport à son corps, à sa sexualité, à ses activités, est aussi une affaire individuelle. L’affaire de Town Hall est une affaire de droit à l’expression, de droit à s’exprimer sur soi-même. Les comédiens incarnent les protagonistes en s’approchant au plus près des documents filmés, reprenant parole et diction de chacun, tout en s’en écartant pour, par leurs interprétations, accentuer les propos émancipateurs. Il s’agit de s’émanciper de l’homme, de s’émanciper de la femme hétérosexuelle qui s’affirme féministe (dans le cas de Jill Johnston), de s’émanciper d’une législation oppressante. Norman Mailer est tourné en dérision par les morceaux choisis, les textes choisis. Mais peut-il, en mettant de côté toutes les qualités qu’il a par ailleurs, vraiment être supporté lors de ce Dialogue on Women’s Liberation ? The Town Hall Affair est une formidable occasion de se familiariser avec les débats sur « la femme » du tournant des années 60, qu’ils soient américains ou européens, en continuant à interroger ce que « femme », « féminin », « féministe » veulent dire et impliquent. Si l’opposition masculin / féminin a pu servir certaines revendications, la dichotomie n’en reste pas moins restrictive et invite à penser au-delà, notamment par la notion de queer. Affaire suivante.

Vu au Centre Pompidou dans le cadre du Festival d’Automne à Paris. Mise en scène, Elizabeth LeCompte. Avec Ari Fliakos, Greg Mehrten, Erin Mullin, Scott Shepherd, Maura Tierney, Kate Valk. Photo © Zbigniew Bzymek.