Photo © Leif Firnhaber

We’re pretty fuckin’ far from okay, Lisbeth Gruwez

Par Céline Gauthier

Publié le 4 octobre 2017

Lisbeth Gruwez signe avec We’re pretty fuckin’ far from okay une pièce composée comme un diptyque autour du mouvement le plus intime mais pourtant le plus partagé par tous les vivants : l’élan continu de la respiration, le rythme du souffle et sa pulsation cardiaque. Sans artifices, les deux interprètes prennent le parti de déployer sous nous yeux l’inflation d’un simple filet d’air, qui franchit les alvéoles pulmonaires pour résonner sur le plateau jusqu’à rendre sensible la saturation des corps et la charge émotionnelle qu’elle suggère.

Sur la scène, les deux danseurs nous font face, chacun sur une chaise. Depuis les tressaillements infimes de leur respiration, leurs poitrines se soulèvent, leurs bustes se ploient et leurs têtes doucement s’inclinent. Des micros suspendus au dessus d’eux captent l’écho de ce souffle, profond et appuyé, amplifié par le sternum. Les gestes naissent de la propagation de cette pulsation initiale aux articulations qui se figent ou s’étendent, trouvant au cœur des cartilages l’espace nécessaire pour laisser résonner l’élan de ces soupirs. L’expiration comme un soulagement relâche et détend les corps, qui s’avachissent sur leur chaise.

Leur attraction sur nous est si forte qu’on se surprend à percevoir notre propre souffle, à sentir progressivement notre pulsation cardiaque s’ajuster à celle des danseurs. À mesure que leur pouls augmente, les corps se font davantage expressifs, où le visage et surtout les yeux paraissent parfois se teinter d’inquiétude. Les gestes sont un instant suspendus, retenus comme en apnée, ou secoués de violents spasmes. On en perçoit d’autant mieux les variations de tonicité entre les deux interprètes, leur manière singulière d’initier chaque mouvement. Lisbeth Gruwer paraît se mouvoir par saccades, cependant liées par une surprenante fluidité, sans doute parce que son mouvement semble élastique tant il puise son énergie dans une pulsation continue qui naît du sternum ou du bassin. Elle parvient ainsi à mener ses gestes à un rythme si soutenu qu’on peine à les suivre du regard : la distinction des formes s’amenuise jusqu’à ce que sa silhouette semble se désagréger sous nos yeux.

Le crescendo haletant éclate en silence alors qu’ils nous font face, debout, les bras dressés et les paumes ouvertes. Seuls leurs yeux attentifs luisent au dessus des bustes soulevés par leur souffle court qui trahit des corps rompus par la fatigue.

Le duo se reforme pour s’affronter comme sur un ring, et la scène enclose de lourds panneaux devient le théâtre de heurts et de friction ; celle des corps qui s’empoignent ou se repoussent, des mains qui malaxent les chairs. Les doigts se délient et frottent la surface de la peau ou les barreaux de la chaise, triturent leur costume beige qui se plisse et se distend : comme une seconde peau son étirement semble révéler la tension qui anime les corps.

Sous son titre provocateur, We’re pretty fuckin’ far from okay retrace la vertigineuse épopée d’une inspiration devenue mouvement, porté à une telle intensité qu’il en devient presque imperceptible et semble tomber en déliquescence. Dès lors il n’en demeure que pure scansion, pulsation motile et impressive, menée jusqu’à son paroxysme. Le vertige survient et nos yeux se troublent, happés par l’éclat de leurs costumes beiges qui irradient dans les ténèbres du plateau. Alors le souffle amplifié par les micros envahit la salle et les éclats sonores se lient aux sensations tactiles, dans une ivresse synesthésique.

Vu à la Briqueterie. Concept et chorégraphie Lisbeth Gruwez. Composition, sound design et assistance Maarteen Van Cauwenberghe. Photo © Leif Firnhaber.