Photo Thierry Depagne

Vu du Pont, Ivo van Hove

Par Nicolas Garnier

Publié le 21 octobre 2015

Le dramaturge américain Arthur Miller a connu les affres de la faim et les exils forcés de la Grande Dépression. Dans sa pièce de 1955, Vu du pont (A view from the Bridge), la violence imposée par la misère est le point de départ d’un conflit rentré qui infectera la vie déjà fragile d’une famille de dockers à Brooklyn. Au réalisme de la pièce originale, le metteur en scène belge Ivo van Hove privilégie sa portée tragique latente, combinant l’approche psychologique de Miller à un fatalisme se réclamant des grandes tragédies grecques. Van Hove livre une relecture sèche et aiguisée de l’œuvre originale, dont l’épure radicale fait ressortir l’implacable violence.

En guise d’incipit, les gradins du public font face à un immense pavé sombre. La grande structure close s’ouvre alors littéralement sur la scène dissimulée. Dans le cadre blanc immaculé qui émerge à mesure que les cloisons s’élèvent, deux personnages d’allure abîmée prennent une douche et se rhabillent. Il s’agit d’Eddie Carbone et de son ami et collègue Louis, tous deux manutentionnaires au port de Brooklyn. Ils échangent peu de mots mais leur attitude, la lourdeur de leurs gestes suffisent à dire beaucoup de la dureté de leur vie et de la force qu’ils déploient à la mener. Eddie, le personnage central du drame de Miller interprété par Charles Berling, est pauvre. Néanmoins, il a su se composer un petit domaine privé, à force d’isolement, où il règne sur sa femme et sa jeune nièce en grand seigneur, bon et généreux. C’est en tout cas une manière de comprendre sa réaction lorsque deux parents de sa femme, Marco et Rodolpho, débarquent en sous-marin chez lui après avoir fuit l’Italie. Loin d’exiger une quelconque reconnaissance, il ouvre grand les portes de son maigre royaume pour offrir asile à ces pauvres hères. Assuré de sa légitimité, il n’éprouve aucun scrupule à se montrer généreux. Mais cette entraide qui semble d’abord de mise va vite céder sa place, tandis que le « seigneur » Eddie voit son royaume partir à vau-l’eau.

La nièce de la famille, la jeune Catherine, traverse cet âge où de petite fille elle devient femme, et commence à éveiller le désir des hommes. Devant la menace extérieure, Eddie ne sait comment réagir, pris entre plusieurs feux, il veut tout à la fois préparer l’avenir de sa tendre enfant et la garder captive, afin que rien ne change. Constamment tiraillé, il n’est pas possible de tirer au clair ses motivations ambiguës. Charles Berling parvient avec brio à conserver cette perpétuelle ambivalence qui donne au personnage toute sa profondeur. Loin d’être seulement bourreau, Carbone est aussi victime, spectateur impuissant de la dissolution de son univers. Soudain, la menace abstraite que constitue le regard des autres hommes sur Katie prend les traits de Rodolpho, bellâtre frivole au caractère étrange. Un peu à l’image de ce qu’est Dionysos à son cousin Penthée, Rodolpho est l’anti-Eddie : d’apparence androgyne, toujours guilleret et plaisantin, il semble doué pour tout et ne travailler au port qu’en attendant ses papiers, tandis que Carbone s’est forgé une véritable éthique du docker. Immédiatement, le patriarche prend le nouveau venu en grippe, Katie ne pouvait trouver pire parti que ce gringalet saugrenu. Mais, derrière cette antipathie personnelle se cache aussi la réaction du seigneur blessé, voyant sa tendre sujette lui échapper. Alors, graduellement, tous ses élans généreux disparaissent, et Eddie Carbone plonge dans un ressentiment violent qui l’entraînera inexorablement vers le fond.

On ressent alors la volonté prônée par van Hove de faire de Vu du pont une tragédie. Cet aspect primordial transparaît d’abord en la personne de l’avocat Alfieri, admirablement joué par Alain Fromager, qui narre hors la scène l’aventure d’Eddie Carbone. À l’image du chœur tragique, il intervient ponctuellement pour introduire des éléments de contexte et ordonner les ellipses temporelles nombreuses – la pièce se déroulant sur le cours de plusieurs mois. Toutefois, il ne reste pas totalement extérieur au récit et finit par y prendre part. Il est ainsi le premier témoin de l’effondrement du vieux docker. Lorsque ce dernier lui demande de l’aide contre le redouté Rodolpho, il voit tout de suite que « ses yeux [sont] comme des tunnels. » – des tunnels menant droit à l’achèvement dramatique, dans une sorte de compression du temps propre à la tragédie. Carbone va s’abîmer dans une fuite en avant pour retrouver son autorité fantôme. Comme il ne cesse de le répéter, tout ce qu’il veut c’est qu’on le respecte. Mais il semble que le respect auquel il aspire ne convient pas à un vieux manœuvrier usé, et tout ce que sa quête parachèvera c’est son destin morbide. Le dénouement, dont la nature s’impose dès la moitié de la pièce, ne cessera de se développer au cœur de l’instant présent, dans une sorte d’anticipation anxieuse et tendue d’un avenir imminent – inconfort inéluctable de la tragédie. L’étau ira se resserrant jusqu’à l’insupportable, avant d’éclater dans un dénouement à la mise en scène spectaculaire, ultime relâchement orchestré de main de maître par van Hove, épaulé de Jan Versweyveld, en charge des décors.

Développant un aspect considéré avant lui comme mineur dans la pièce de d’Arthur Miller, Ivo van Hove lui redonne une vitalité extrême en allant puiser chez les grands tragiques. Il reprend les développements psychologiques et sociaux propres au théâtre réaliste de l’auteur et les combine les tensions tragique avec intelligence. Avec Vu du Pont, il signe une mise en scène radicale et subtile, sorte d’épure sociale au caractère intemporel bien que sociologiquement situé.

Vu à l’Odéon-Théâtre de l’Europe. Vu du Pont, d’Arthur Miller, mise en scène Ivo van Hove. Avec Nicolas Avinée, Charles Berling, Pierre Berriau, Frédéric Borie, Pauline Cheviller, Alain Fromager, Laurent Papot, Caroline Proust. Traduction française Daniel Loayza, dramaturgie Bart van den Eynde, décor et lumière Jan Versweyveld, costumes An D’Huys, son Tom Gibbons. Photo de Thierry Depagne.