Photo until our hearts stop iris janke

Until our hearts stop, Meg Stuart / Damaged Goods

Par François Maurisse & Wilson Le Personnic

Publié le 3 mai 2017

Damaged Goods (Biens Endommagés) : depuis plus de 26 ans, le nom de la compagnie de Meg Stuart (1965) auréole et définit chacune de ses pièces. Instable, radical, transversal, le travail de la chorégraphe américaine n’a cessé de questionner et de remettre en question les mediums théâtral et chorégraphique. Depuis sa première création Disfigure Study en 1991, elle a su constituer un répertoire de pièces éclectique qui a fait d’elle une figure emblématique de la danse contemporaine internationale. Parmi ses pièces les plus récentes nous trouvons notamment Blessed (2007), l’uppercut de la 65e édition du festival d’Avignon Violet (2011), Built to last (2012), Sketches/Notebook (2013) ou encore le solo Hunter (2014).

Créé au Münchner Kammerspiele à Munich en juin 2015, Until our hearts stop (Jusqu’à ce que nos cœurs s’arrêtent) est présenté pour la première fois en France au Théâtre des Amandiers de Nanterre. Cette programmation confirme encore une fois l’effort de son directeur Philippe Quesne pour ouvrir son lieu à des formes nouvelles, théâtrales ou chorégraphiques, semblant tourner le dos à l’image plus classique et conformiste de ces prédécesseurs.

Les six danseurs (Neil Callaghan, Jared Gradinger, Leyla Postalcioglu, Maria F. Scaroni, Claire Vivianne Sobottke et Kristof Van Boven) et trois musiciens (Samuel Halscheidt, Marc Lohr, Stefan Rusconi) d’Until our hearts stop évoluent dans un décors abstrait, un non-lieu qui rappelle un sous-sol bordélique, terrain de jeu où des adolescents peuvent se rassembler, jouer, faire de la musique. La scène est entièrement recouverte par une moquette violette, son centre acceuillant un carré en linoleum brillant qui fera tour à tour office de ring, de dance-floor, de tapis de lutte. Un petit canapé de cuir est installé à cour, des instruments de musique – une guitare électrique, un piano, une batterie et une table de mixage à jardin, disposés aux cotés d’éclairages. Pendus aux cintres, des murs et des suspensions lumineuses surplombent et encadrent l’espace du plateau. Des accessoires épars composent un capharnaüm visuel : un escaliers de bois qui montent vers une possible sortie, des tableaux retournés entassés contre le sol, une tenture violette pendue aux cintres comme un rideau abandonné, une cabine magique qui fera disparaître une spectatrice, un curieux plateau contenant des bols japonais qui se révéleront être de petits encensoirs.

La première séquence du spectacle commence pas à pas, les neuf performeurs prenant place au centre du plateau, d’abord couchés, s’élevant peu à peu grâce au soutiens de leurs compagnons. Tour à tour sculpture et piédestal, chacun participe à l’érection de monuments vibrants et communs, passant de l’horizontalité à la verticalité. Attirés les uns vers les autres comme des aimants, les interprètes assument avec des sourires non dissimulés leurs pulsions tactiles.

Les performeurs n’hésitent pas à entremêler leurs corps, sans pudeur ni retenue, dans des étreintes absolues, des combats animaux, des claques qui font rougir les peaux ou encore des baisers sensuels, qu’ils soient costumés, débraillés, à demi ou entièrement nus. Durant les deux grosses heures de la performance, c’est une abondance de scènes qui nous est exposée, dans une variation d’intensité étourdissante. Des trios cannibales, des duos charnels, des luttes acharnées, une tête recouverte d’argile, une chorégraphie mystique fédératrice, des tours de magie, des chansons de rock garage, des improvisations free jazz, une ronde festive, composent ce qui semble être une typologie empirique des relations humaines, célébrant tout à la fois les joies, les folies et les souffrances.

Rythmé par des séquences disparates, Until our hearts stop est cependant porté par une énergie collective. Les danseurs et les musiciens expérimentent ensemble une série de situations, s’abandonnant chacun aux mains et aux regards de leurs partenaires. Au delà des simples états de corps traversés par les interprètes, c’est dans les multiples relations et circulations que le cœur du travail se trouve. Si une séquence de stand-up comedy nous est proposée à un moment, elle prend soudain la forme d’une confession, le comédien chuchotant à l’oreille de son partenaire plutôt qu’ouvrant son adresse à l’ensemble de la salle.

Nourri des productions précédentes de Damaged Goods, Until our hearts stop interroge la place même du spectateur. Les frontières entre réalité et fiction, performativité et théâtralité se brouillent ou sein d’une zone sensible et festive où le public assiste, concerné et joyeux, à la fois à la forme finie du spectacle et à sa création même. Les interprètes se faufilent entre les gradins et interagissent avec certain spectateurs : des fruits frais sont distribués entre les rangs, une bouteille de whisky passe de main en main, un interprète offre les clefs de son appartement berlinois, l’anniversaire impromptu d’une spectatrice est célébré… Micro à la main, une danseuse entreprend de présenter des spectateurs au reste du public : « Voici Untel, c’est un très gentil garçon, peux-tu te lever s’il te plait pour que les autres puissent te voir ? Il est venu avec des amis et il porte de très belles lunettes » « Je vais vous présenter Unetelle, elle est venu au théâtre ce soir avec son amoureux, Untel. » Plus tard, elle interpellera l’audience dans une brûlante tirade: « Quelqu’un veut me raccompagner à mon hôtel ? Quelqu’un veut faire la fête avec nous après le spectacle ? On écumera tous les bars de Nanterre avant de regarder le lever du soleil. » La pulsion communautaire ne s’arrête pas à l’économie du plateau et fait voler en éclat le quatrième mur : nous ne sommes plus de simples témoins mais nous participons, par notre seule présence, au débordement de l’ébullition mise en route sur devant nous.

Hors du temps, hors cadre, hors de toute logique et de toute dialectique, Until our hearts stop vient ajouter une nouvelle pièce singulière à l’œuvre erratique de Meg Stuart. Ce travail hybride mêle les disciplines et tente d’assouvir le désir irrépressible de communauté. Dans un abandon physique et moral total, il s’agit de dresser une cartographie sensitive des rapports des individus entre eux et de leurs rapports au monde. A posteriori, Until our hearts stop semble opérer des ramifications avec Sketches/Notebook (2013), précédente pièce de Meg Stuart où cette dernière mettait déjà sous tension les notions de collectif et d’interdisciplinarité. Il est également intéressant de souligner l’intérêt avec lequel les artistes du champs chorégraphique s’emparent aujourd’hui des questionnements autour des idées de communauté. Souvent issue d’une recherche formelle sur le « médium danse », la problématique de « l’être ensemble » résonne de façon politique et insiste sur la capacité de la danse, souvent dans son rapport aux spectateurs, à interroger l’utopie, à fédérer, et à tenter l’invention de nouveaux modes de regards et d’existences.

Meg Stuart sera de retour en France cet été avec Until our hearts stop à La Friche Belle de mai dans le cadre du festival de Marseille, avant de revenir en novembre 2017 avec sa nouvelle création, Shown and Told, duo cosigné avec l’artiste et écrivain britannique Tim Etchells au Centre Pompidou, dans le cadre du Festival d’Automne à Paris.

Vu au Théâtre Nanterre-Amandiers. Chorégraphie Meg Stuart. Création et performance Neil Callaghan, Jared Gradinger, Leyla Postalcioglu, Maria F. Scaroni, Claire Vivianne Sobottke et Kristof Van Boven. Photo © Iris Janke.