Photo © Phile Deprez

Tristesses, Anne-Cécile Vandalem

Par Nicolas Garnier

Publié le 19 octobre 2016

Au dessus de quelques bicoques bleutées nappées d’une brume poisseuse, des surtitres posent le contexte. Le spectacle qui va suivre est basé sur des faits réels. Tristesse, au singulier, est une île du Danemark où la mort subite de l’industrie principale à provoquer celle, progressive, de ses habitants. Occupée autrefois dans les abattoirs, ce qu’il reste de la population est laissée oisive, occupée à veiller sur l’extinction programmée de son patrimoine comme on veille un malade à l’article de la mort. Cette ambiance d’insularité crépusculaire va servir de terreau au mouvement populiste qui prospère sur le continent, par l’intermédiaire de Martha Heiger, présidente du Parti du Réveil Populaire. Anne-Cécile Vandalem, interprétant magistralement cet oiseau de mauvais augure, signe avec Tristesses, au pluriel, une fable sombre sur les temps qui viennent, fable qui pourrait être désespérante ne serait l’humour grinçant qui parasite heureusement l’argumentaire apocalyptique bien huilé du discours politique.

La belle et asphyxiante scénographie de Ruimtevaarders, sublimée par la lumière inquiétante de Enrico Bagnoli, reprend la place principale du petit village de Tristesse. L’action se déroule donc au milieu de ces trois foyers et de leur petite chapelle, ou du moins la partie visible de l’action, celle qui se tient sur la place publique. Pour tout ce qui se passe dans les sphères privées l’accès est indirect, on y accède par l’entremise d’une caméra qui cadre serré. La tension des visages est projetée en grand sur l’écran qui domine la scène. C’est par ce dispositif que la liaison se fait entre le domaine privé et celui public, séparation qui, avec le temps et la tension, va voler en éclat. L’auteur est d’ailleurs une habituée des dispositifs de mise en scène complexes, comme pour (Self) Service où une voix préenregistrée et jouée en playback constituait la bande son du spectacle. Ici encore, le dispositif technique, s’il est compliqué, est néanmoins utilisé avec brio. La caméra reste discrète, elle est presque totalement invisible à l’exception notable d’une sortie très touchante, et l’ensemble des outils technologiques concourent d’une manière sobre et efficace à la narration.

Vandalem explique que son travail est parti d’une inquiétude, et cette inquiétude est palpable d’un bout à l’autre de la pièce. Dès la première scène, filmée, la tension atteint déjà un paroxysme. Une fébrilité quasi-hystérique s’empare du père de famille Petersen qui, sous un prétexte ridicule, part dans une folie inexplicable. Tout la nervosité accumulée éclate ainsi au visage des spectateurs. Le territoire de la petite île n’est pas neutre, des choses s’y sont passées dont les conséquences n’ont pas finies de peser sur la vie du groupe. Sur ces terres les fantômes restent hanter les survivants. Les deux frères qui dirigeaient les abattoirs et se sont suicidés lorsqu’ils ont fait faillite, errent sur scène et assurent la partie musicale, progressant péniblement d’un instrument à l’autre.

Tristesses joue de registres peu courants comme la peur, l’angoisse ou le suspens, profitant de la caméra pour réaliser des effets d’apparitions propres aux films d’horreur. Si l’ensemble confère à l’atmosphère une certaine moiteur, on ne peut pas dire pour autant que ces effets soient les plus réussis. Le sentiment de nausée qui s’insinue progressivement doit bien plutôt au discours haineux proféré sous les traits respectables de Martha Heiger. Revenue sur les terres de son enfance après le suicide supposé de sa mère, elle en profite pour y imposer imperceptiblement son idéologie délétère. Les habitants, désarmés par l’horizon bouché qui leur fait face, sont alors contaminés par sa vision réactionnaire et xénophobe. Brimés et brisés par la succession de coups du sort, affaiblis par les querelles intestines, ils se retrouvent démunis contre un argumentaire de haine qui se présente comme salvateur. La tristesse fait le lit de l’autoritarisme.

C’est précisément là où la proposition de Vandalem prend tout son sens. Plutôt que de sombrer dans la triste mélancolie anxieuse qu’elle dépeint, la pièce préserve des notes d’humour, si grinçant soit-il, comme autant de bastions contre l’emprise du discours catastrophiste. Ainsi, si elle décrit une situation désespérante, la pièce n’est, elle, jamais désespérée. Les habitants, dans leur maladresse touchante, sont comme des exemples de résistance vernaculaire. La seule personne qui soit complètement étrangère à cette forme d’humour, c’est précisément Martha, symbole d’une société entièrement privée de sa capacité à rire, ou ne serait-ce qu’à sourire. Tout son travail consiste à laminer les restes de légèreté qui peuvent subsister dans la petite communauté pour en faire disparaître tout espoir.

L’humour sous-jacent dans Tristesses est une arme pour entretenir cet espoir sans lequel aucune défense contre les discours haineux n’est possible. Anne-Cécile Vandalem réussit donc à conserver au cœur-même d’un tableau sans concession des passions morbides de la société actuelle une faible lueur d’espoir. C’est ce qui fait que, malgré l’hécatombe finale, tragique pour la forme, on ne ressort pas totalement résigné mais, au contraire, alerte et préparé pour les luttes à venir.

Vu à L’Onde Théâtre Centre d’art, Vélizy-Villacoublay. Écriture, conception et mise en scène Anne-Cécile Vandalem. Composition musicale, Pierre Kissling et Vincent Cahay. Lumière, Enrico Bagnoli. Son,  Jean-Pierre Urbano. Création vidéo, Arié Van Egmond. Photo © Phile Deprez.