Photo Mostafa Abdel Aty

The Last Supper, Ahmed El Attar

Par Nicolas Garnier

Publié le 12 novembre 2015

Que se passait-il dans les domiciles bourgeois lors des printemps arabes ? Pas grand-chose, si l’on en croit le metteur en scène égyptien Ahmed El Attar. Dans The Last Supper, ce dernier offre une vision désabusée de l’élite cairote, incapable de prendre part aux mouvements d’émancipations qui naissent en bas de chez elle occupée qu’elle est à regarder ailleurs. À l’occasion d’un repas de famille, toute la vacuité de la classe supérieure égyptienne éclate au grand jour. Pendant une petite heure de bavardages abondants, la cellule patriarcale d’une famille aisée s’agite et exhibe grossièrement tous ses travers, sans qu’aucun des événements extérieurs pourtant violents ne viennent entraver son bon plaisir.

Si la représentation s’ouvre sur la prière de deux hommes, il ne faut pas longtemps au plus jeune pour abandonner son tapis. La lumière dévoile une salle à manger bourgeoise seulement meublée d’une longue table en verre, recouverte de couverts du même matériau. Tout dans l’espace respire la froide richesse matérielle, jusqu’aux parois réfléchissantes qui l’entourent. Pas vraiment fastueux, clinquant tout en évoquant un toc de mauvais goût, le mobilier est à l’image de la famille : aisée mais insipide.

Autour de cette longue table se retrouvent les convives, parents plus ou moins proches de l’oncle, figure centrale qui concentre toute l’attention. Patriarche de l’assemblée, tous les égards lui sont dus. Il n’est pas de conversation, si insipide soit-elle, qui ne passe par lui. Et pour toute réponse, il assène en série des valeurs financières dont rien ne prouve qu’elles soient justes, mais qui sont toujours accueillies avec un profond respect. Au centre de la table, la chaise devant accueillir son épouse, la tante, reste vide, figure de cette présence matriarcale perdue. Seul reste le pouvoir du Père, à l’image de ces différents chefs d’état autoritaires qui se sont succédés depuis les débuts de la Révolution. Le noyau familial se révèle comme microcosme de la société égyptienne, témoignant de ses penchants pour les gouverneurs à la poigne ferme.

Autour de la petite troupe familiale qui s’adonne à ses occupations frivoles, trois domestiques, deux majordomes et une nourrice, les encadrent et veillent au grain silencieusement. Ces trois figures fantomatiques semblent complètement exclus de ce qui se déroule au dehors. Ne profitant pas du souffle libérateur qui défie l’autorité dans les rues, les serviteurs restent dans le giron de leurs maîtres. Privés de parole, ils sont constamment rudoyés sans raison. Le petit-neveu de la famille, sous l’influence de son oncle, et quand il n’est pas rivé à sa tablette, passe le temps en martyrisant les deux serveurs qui n’ont pas le droit de répondre. Lorsque, après d’harassantes minutes où le jeune fripon lui lance des boules de pain à la figure, l’un des domestiques se permet de l’empêcher de recommencer en l’empoignant sèchement, c’est la crise diplomatique. Le repas cesse brusquement son cours. Chacun y va de son injure envers ce salaud d’employé ingrat, martyrisant des enfants en dépit des bonnes conditions de travail dont il jouit. Incapable de se justifier, celui-ci est finalement contraint pour se faire pardonner d’embrasser le jeune roi qui lui a pourtant manqué de respect.

Ainsi se comporte la bourgeoisie cairote, aveugle à ce qu’elle a sous les yeux et incapable de réfléchir au-delà de son intérêt personnel. Dans ces conditions, il ne faut certainement pas attendre d’elle qu’elle joue un quelconque rôle dans les développements de la Révolution. Pour cela, il faudrait d’abord qu’elle commence par cesser de jeter la pierre aux plus démunis, et qu’elle assume son pouvoir pour servir l’intérêt du plus grand nombre.

Ahmed El Attar et ses comédiens livrent une comédie à l’image de la famille bourgeoise : bruyante, brouillonne et désespérante de vacuité. Bien que le parti pris de l’auteur soit de représenter tels quels ces traits de caractères, il manque cependant une certaine distance, qu’on l’appelle poétique ou critique, pour donner à cette scène une portée qui dépasse le simple constat désabusé, et rende l’expérience plus riche pour le spectateur – à ce compte, le surtitrage n’aide certainement pas à plonger dans les subtilités d’une discussion familiale enlevée. Si l’on ne peut que louer les motivations politiques de l’auteur, reste une certaine pauvreté dans son approche unilatérale.

Vu au T2G − Théâtre de Gennevilliers, dans le cadre du Festival d’Automne à Paris. Texte et mise en scène, Ahmed El Attar. Musique Hassan Khan. Décor et costumes Hussein Baydoun. Lumière Charlie Åström. Photo Mostafa Abdel Aty.