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La nuit des taupes, Philippe Quesne

Par Nicolas Garnier

Publié le 9 novembre 2016

Depuis le début du mois d’octobre, une bande de sept taupes géantes a commencé à apparaître à travers Paris et sa banlieue. La première fois ce fut dans le cadre de la Nuit Blanche où le groupe s’est produit en concert sur une remorque de camion ornée du titre Welcome to Caveland !, délivrant un drone guttural et chtonien. Puis les rongeurs sont réapparus le 5 novembre dernier, dans une longue procession reliant La Terrasse, Espace d’art de Nanterre, au Théâtre des Amandiers, où ils ont établi leur terrier jusqu’au 26 novembre. Le fameux Caveland auquel on étaient conviés, le voici donc, gardé par une remorque de camion de laquelle s’échappe une épaisse fumée blanche. Pendant quatre semaines, le projet Welcome to Caveland ! prend possession des Amandiers pour proposer une série de spectacles, concerts, installations, films et conférences autour du monde souterrain et underground de la caverne. Le mois de novembre est placé sous le signe de la matérialité la plus fangeuse et la plus moite dont les sept taupes géantes sont des ambassadeurs de choix.

La nuit des taupes s’inscrit dans la suite des pièces anterieurs de Philippe Quesne (en atteste la mélodie d’ouverture aux accents country qui fait écho à la fin de Caspar Western Friedrich, précédent opus du metteur en scène). Le metteur en scène y opère un retour au source vers un théâtre primitif où l’absence relative de forme narrative laisse le champ libre à la matière et à sa logique propre. Les taupes débarquent sur scène par effraction et colonise peu à peu l’espace, le façonnant à leur goût, suivant une logique têtue et obscure. Pendant une heure environ, on assiste aux pérégrinations d’une petite communauté de taupes anarchistes accompagnées d’un bande son noise rauque faite de rythmes déchaînés et de guitares raclées.

Pour reprendre le vocabulaire du biologiste allemand Jakob von Uexküll, dans La nuit des taupes nous sommes confrontés à l’Umwelt de cette bande de rongeurs aphasiques. Leur milieu propre est un capharnaüm baroque fait d’enchevêtrements de structures en bois et de stalagmites en mousse, le tout dans une ambiance tamisée avec quelques éclats de couleurs vives. Fidèle à son habitude, le metteur en scène déploie une scénographie à la fois grandiose et fragile, volontairement incomplète et rudimentaire. Les éléments mis en espace ne sont pas là pour faire illusion mais seulement pour évoquer un univers avec suffisamment de crédibilité, à la manière des décors de cinéma. Rien n’est pérenne dans l’agencement général, chaque partie peut être à tout moment menacée, déplacée, voire carrément détruite, comme c’est le cas dès l’entame avec une grande boîte orthogonale, mise en abyme de l’espace scénique, défoncée à coups de pioche et de griffes par la bande hargneuse.

Le décor reste toujours mobile, toujours à la limite de l’émergence et constamment réagencé selon le goût impénétrable des protagonistes. À l’instar des précédentes pièces de Quesne, la scénographie est ici modulée, malmenée, retournée. Parcourue par une troupe d’animaux quasi-aveugles, sa matérialité devient plus importante encore. Tous les jeux de textures, de consistances, et de rigidités prennent une dimension nouvelle ouvrant, comme le dit le metteur en scène lui-même, à toute une « poésie des matériaux ».

Le choix de Philippe Quesne de travailler avec des taupes n’est pas anodin ou, plus exactement, il est réfléchi dans son caractère anodin. Le terme taupe est un nom vernaculaire qui est appliqué à une grande variété d’espèces dont le point commun est un mode de vie souterrain. Il n’a donc aucune spécificité scientifique, il ne désigne pas une espèce particulière dont les contours et les habitudes pourraient être tracés précisément. Au contraire, la « taupe » est une sorte d’animal générique, une forme vivante indéfinie qui se caractérise plus par l’invisibilité de son mode de vie sous terre. De la même manière, les taupes de Quesne ne sont pas des représentantes d’une espèce particulière, mais bien plutôt l’incarnation métaphorique d’un mode de vie alternatif, souterrain et obscur, de toute une part underground de l’existence. Part qui se passe fort bien des mots et dont la matière première est davantage le corps, avec toute sa palette de sensations. Ces personnages non humains permettent ainsi une mise en scène portée sur des questionnements formels et matériels libérés de la gangue du logos.

La progression se fait moins par un ordonnancement explicite et compréhensible que par une contagion matérielle, une sorte de logique formelle qui n’a toutefois pas grand-chose à voir avec un formalisme moderniste stérile. Les sept taupes de la troupe (il faut peut-être rajouter un huitième membre dont la mort prématurée est compensé par une naissance à laquelle on assiste frontalement) sont donc des figures grotesques, au sens fort du terme, assumant toute une gamme de penchants que l’on dirait bassement matériels. Elles creusent et soufflent, meurent et pleurent, se gavent et copulent, dansent et construisent leur grotte, le tout sans parole ou presque. Les voix des comédiens sont modulés en live pour leur donner une sonorité de râle gras et profond, mais de ces raclements émergent de temps à autres quelques expressions amusantes par leur proximité avec le monde humain, qui dressent un pont ténu entre la bande de rongeurs et le public. Après tout, le fossé n’est peut-être pas si grand entre les bêtes qui s’agitent sur scène et nous.

Vu au Théâtre Nanterre-Amandiers. Conception, mise en scène et scénographie Philippe Quesne. Avec Yvan Clédat, Jean-Charles Dumay, Léo Gobin, Erwan Ha Kyoon Larcher, Sébastien Jacobs, Thomas Suire, Gaëtan Vourc’h. Photo © Martin Argyroglo.