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Les voix des tribunes : Stadium de Mohamed El Khatib

Par Nicolas Garnier

Publié le 6 octobre 2017

Gilles Deleuze a beau jeu de laisser entendre que rien ne distingue un spectateur de théâtre d’un autre de foot sinon leur tenue, le fait est que ces deux publics ne se rencontrent pour ainsi dire jamais. Voilà en tout cas le postulat du metteur en scène Mohamed El Khatib dans Stadium, présenté à La Colline dans le cadre du programme Hors les murs du Théâtre de la ville. Transfuge de classe, El Khatib a longtemps peiné à joindre les deux bouts entre le monde des arts et des lettres et celui des aficionados du ballon rond. Avec sa nouvelle création il s’ingénie donc à réconcilier ces deux parties de son histoire. Dans la lignée de ses propositions précédentes, il continue d’explorer la frontière labile et fertile entre histoire personnelle et création artistique. Puisant sa matière première dans sa biographie ou dans celle de ses proches, il développe un théâtre de la parole nue ou presque. Pour Stadium, une cinquantaine de supporters du RC Lens, public fervent dont la réputation les précède, sont invités à s’exprimer en leur nom propre sur leur passion, leur région et, finalement, sur leur histoire.

La raison d’être de Stadium est avant tout de mettre face à face deux groupes a priori étrangers. De la même manière qu’El Khatib, accompagné de Frédéric Hocké, est d’abord allé enquêter sur le terrain auprès du public sang et or pour voir ce qui se cache derrière les clichés, les spectateurs du théâtre sont invités à revivre la rencontre en condensé. Au-delà du choc des passions c’est également un choc des cultures, pour ne pas dire un choc des classes, qui s’orchestre sur scène. En effet, le choix du RC Lens c’est aussi le choix d’un ancien bassin minier et donc d’un monde ouvrier absent de la représentation théâtrale selon El Khatib.

Pour que la rencontre soit possible, la question de la prise de parole est centrale. L’adresse directe aux spectateurs, sans passer par les filtres médiatiques habituels, est la condition préalable à un échange plus dense et profond. La scène devient tribune, au double sens du terme, à la fois support physique pour l’assise des supporters et tribune libre pour leur voix, leurs passions et leurs pensées. C’est l’occasion de distinguer une bonne fois pour toutes la figure du hooligan, tant prisée de la messe médiatique, de celle de l’ultra, amateur passionné et dévoué pour qui, à l’opposé du hooligan, le jeu prime sur le conflit. La réappropriation de la parole trouve son apogée dans le geste final : une fanfare lancée tambours battants au moment des applaudissements, qui enchaîne sans sembler devoir finir dans le hall du théâtre.

C’est là une première manière de lire la proposition d’El Khatib. Je serais tenté d’ajouter : une manière relativement primaire. Car c’est faire abstraction de la dense mise en scène qui construit le spectacle et peut passer inaperçue, masquée par l’étiquette « documentaire » et le choix d’un objet issue de la culture populaire – ce qui semble devoir induire chez certains une lecture nécessairement « réaliste ». Les actes de mise en scène sont légions dans Stadium et, bien qu’ils soient plus visibles de son côté, ne sont pas l’apanage d’El Khatib.

Quiconque a déjà fait l’expérience d’une forme de supportérisme le dira : il y a dans cette pratique, loin de l’aveuglement aliéné ou béat qu’on lui prête, une grande dose d’ambivalence. Le supporter alterne constamment entre adhésion et séparation, entre fusion passionnelle et distance ironique. Il ne faut pas croire que l’auto-dérision fait défaut dans les tribunes d’un stade de foot, et les supporters sont les premiers à se moquer gentiment du folklore et de l’économie qu’ils participent à entretenir. Ce simple et puissant constat, que la distance ironique ou critique n’est pas la propriété exclusive du public de théâtre cultivé, perce au fil des interventions des lensois. La fiction est aussi un outil du supporter. La grande force de Stadium tient à ce postulat sous-jacent qui fait le pari de l’intelligence de son objet.

C’est pourquoi les critiques qui dénoncent un malaise teinté de voyeurisme ne trahissent rien d’autre, en fin de compte, qu’un malaise personnel alimenté par un certain mépris inavoué. Ce sont à peu de choses près les mêmes critiques que l’on retrouve contre Bruno Dumont et sa stratégie de casting décadré mettant en avant des profils atypiques. Il ne suffit pas de dire que des gens sont exhibés sur scène, il faut encore regarder dans quel cadre ils le sont, il faut sonder la nature de l’échange entre eux et l’auteur. Lorsqu’on fait cet effort, il semble difficile de reprocher quoi que ce soit à El Khatib dans Stadium. Non content d’avoir pris le temps de connaître tout le monde, il intervient directement sur scène tout au long de la performance en tant que médiateur. Il orchestre la prise de parole, donne la réplique, facilite la rencontre, présente, remercie et, en se mettant ainsi en danger sur scène, partage les risques avec ses invités.

Utile pour comprendre le malaise d’un certain public, la comparaison avec Bruno Dumont ne tient pourtant pas longtemps tant les stratégies formelles des deux artistes divergent. Si le réalisateur fait le choix de la singularité radicale contre toute forme de convention, le geste artistique d’El Khatib est bien différent. Dans sa scénographie, il embrasse les clichés contre lesquels il se bat. Ainsi la friterie Momo, image d’Épinal des ch’tis depuis un certain film de Dany Boon, est transposée sur scène à côté d’un gradin miniature. De même, les supporters revêtent presque tous leur tenue de gala et la culture visuelle du kop est reprise et magnifiée dans de belles séquences chorégraphiées (la dense serpentine d’un étendard sur un air de Verdi, ou le défilé des bannières de la cellule « éléments de langage »). On ressent dans ce choix une forme de respect pour la culture vernaculaire produite dans les tribunes du stade Bollaert, mais on ne peut pas s’empêcher de s’interroger : quand même, est-ce que ce folklore ne fait pas barrière au regard en l’enfermant dans un corpus d’images bien connu ? On a parfois l’impression d’être devant un double discours face auquel on a du mal à se situer entre, d’un côté, déjouer les clichés associés au supporter de foot, et, de l’autre, assumer ceux associés aux sang et or. C’est peut-être, après tout, qu’il n’y a pas d’images clichées, mais seulement des lectures clichées. L’opération de mise en scène pourrait alors s’apparenter au fait de changer le sous-titre des images. Aux mêmes images proposer une autre légende, moins stéréotypée elle.

Dans ses créations, Mohamed El Khatib mêle une réflexion sociale à des questions sur le médium théâtral. Comme il le dit bien lui-même, « Un geste artistique qui n’interroge pas les conditions mêmes de sa production me paraît vain. » Réflexions externes et internes, critiques et formalistes sont indissociables. De la même manière que son précédent opus, C’est la vie, proposait en filigrane une réflexion sur la figure de l’acteur, Stadium en esquisse une sur celle du spectateur. Ce dernier, qu’il soit au théâtre ou au stade ne change rien à l’affaire, n’a pas besoin de quitter son siège pour être actif. Toute la création vernaculaire qui entoure et dépasse les représentations, tout l’inventaire des postures possibles face au spectacle, toutes les discussions passionnées qui nourrissent une forêt d’interprétations, tous les moments de glissement sur un détail involontaire, une anecdote en bord de terrain ou en bord de scène, tout cela donne à voir l’intense activité de spectateurs bel et bien émancipés.

Mais, il faut toutefois se garder de faire une lecture rancièrienne de Stadium, la formation en sociologie de Mohamed El Khatib en dissuade. On peut d’ailleurs lire d’une autre façon sa position sur scène : plus qu’un simple accompagnateur de la parole, il lui fournit un encadrement. Sa posture se révèle, sous cet éclairage, moins passive, plus directive. Il ne faut pas l’oublier : les interventions du spectacle sont le fruit d’une co-écriture. Là encore, ce qui passait pour une parole nue se complexifie et se diffracte. Cette direction de la parole participe de la construction du spectacle, et cela ne pose pas de problème sauf, peut-être, lorsque les intertitres viennent expliciter des enjeux sous-jacents (tels que la criminalisation des supporters et la privatisation des stades). S’instaure alors une certaine pesanteur didactique qui semble comme plaqué de l’extérieur. Retour impromptu du discours expert fustigé ? L’impression est renforcée par la position zénithale de l’écran où les titres s’affichent. On regrette alors cette manière un peu brutale de catalyser une dimension critique qui est plus (trop?) subtile et diffuse dans les propos mêmes des supporters.

À force de le scruter, on s’aperçoit que le postulat de départ de Stadium, plutôt simple dans son mouvement général, recèle une vraie complexité scénographique. Le qualificatif de « performance documentaire » choisi par le collectif Zirlib résume assez bien cette ambiguïté. S’il s’agit, à la manière du ready-made, de déplacer un matériau avec fidélité, le geste ne recèle pas moins une dimension active. On en revient aux éternelles discussions qui accompagnent la pratique documentaire depuis les premiers films de Robert Flaherty. Les « acteurs » du soir, pour ne pas être professionnels, n’en sont pas moins en représentation. Loin d’être « des animaux dans un parc zoologique » comme l’écrivent certains, ils sont bien plutôt les complices conscients (ce qui ne les empêche pas, heureusement, d’être maladroit parfois) du metteur en scène. En somme, à travers sa proposition au format hors-norme Mohamed El Khatib ne fait rien d’autre que nous rappeler l’ambivalence originaire du genre documentaire dont il continue d’explorer avec rigueur et générosité la vaste et passionnante zone grise.

Vu à La Colline – théâtre national. Conception, réalisation, Mohamed El Khatib, Frédéric Hocké. Texte, Mohamed El Khatib. Avec une soixantaine de supporters du Racing Club de Lens. Scénographie, lumière, vidéo, Fred Hocké. Photo © Pascal Victor.