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Situation Rooms, Rimini Protokoll

Par Nicolas Garnier

Publié le 26 janvier 2015

Avec Situation Rooms le collectif berlinois Rimini Protokoll propose une nouvelle balade théâtrale à forte tendance documentaire. L’expérience, intransigeante pour le spectateur, s’avère d’une exceptionnelle générosité et d’une complexité qui, si elle est partie intégrante du dispositif conceptuel, pourra toutefois laisser certains sur le carreau.

Dans l’immense salle, les gradins vides font face à un bunker modulaire massif dont seule la structure externe est visible. On devine par endroit un intérieur hétéroclite ; un trio de fenêtres laisse imaginer un appartement populaire, une paroi en moucharabieh présente un stand d’exposition en filigrane, un large panorama urbain rétroéclairé situe l’action en Allemagne… Une série de portes jaunes numérotées ceinture le bâtiment. C’est par l’une d’elles que chacun des vingt spectateurs pénètre dans l’enceinte, muni d’un iPad et d’un casque. Les instructions sont transmises aux participants sur écran et les sonorités acidulées en introduction renforcent la dimension ludique de l’expérience. Chaque joueur se lance dans un jeu de rôle exigeant qui, sous couvert de lui faire vivre une expérience prenante, demandera une implication quasi-totale.

Une fois à l’intérieur, chacun incarne un protagoniste différent et suit un trajet précis correspondant à l’image sur son écran. Les vingt personnages que les participants personnifient successivement par séquences de sept minutes ont des origines extrêmement diverses, un cadre d’une agence d’armement allemande côtoie un réfugié syrien, un membre de cartel mexicain et un pilote de drone indien. Tous ont cependant en commun les armes, leur fabrication ou leur utilisation, qu’ils les subissent, directement ou indirectement, ou qu’ils en profitent, ils se retrouvent tous à un bout ou l’autre de la chaîne de l’armement. Par ce jeu de rôle multipolaire, Situation Rooms donne accès à la complexité de situations parfois dramatiques, autant techniques que psychologiques.

Durant son périple, le spectateur traverse des environnements éclatés, à travers une architecture modulaire qui juxtapose la salle de réunion d’une multinationale allemande aux locaux vieillots d’une station de radio soudanaise. L’immersion ne s’arrête pas à la lumière, aux détails du mobilier ou aux objets avec lesquels interagir, l’atmosphère de chaque espace est elle-même différente. On passe sans transition de la fraîcheur de la salle de réunion, à la touffeur moite sous une tente chirurgicale en Sierra Leone, au doux vent nocturne sur un balcon en Jordanie. Le spectateur ressent physiquement chaque espace.

La complexité est au cœur du dispositif du collectif allemand, que ce soit dans les sujets abordés, dans le traitement « perspectiviste » ou encore dans l’appareillage qui entoure le spectateur. Avec des mécanismes finalement assez simples, qui reposent presque intégralement sur la participation organique du spectateur et non sur une quelconque technologie inédite, Situation Rooms développe une interaction profonde qui dépasse le simple cadre binaire action/satisfaction. La superposition des contextes, celui des décors physiques, celui des histoires narrées, celui des spectateurs entre eux, les actions à effectuer, la succession effrénée des ordres, autrement dit l’énorme quantité d’information qui submerge littéralement le joueur, produit inéluctablement de l’erreur, du décrochage et du bug. Cette variable d’erreur fait partie du dispositif. Celui-ci exige du spectateur une grande concentration et une absence de jugement, pour être synchrone il faut qu’il se transforme en gentil automate. Dès que l’histoire racontée ou l’image montrée l’absorbe, le spectateur décroche, il quitte son rôle de singe sage et dérègle l’ordre implacable. À l’image des parties de jeux en réseau, il y a parfois du lag, de la latence, le spectateur prend du retard et il est forcé de se précipiter pour rattraper le fil d’actions délaissé pour un temps. Il arrive également que la latence se transforme en absence. Le personnage attendu n’arrive tout simplement pas, et le spectateur qui en dépendait est alors contraint d’improviser, se détachant de la lettre du récit pour le suivre malgré tout, comme par exemple lorsqu’un homme devant donner un manteau à quelqu’un qui n’est pas là embrasse le second rôle par défaut. Ainsi, toute une série de dérèglements et de déviations viennent faire plier la trame originale rigide.

Comme toute œuvre participative, la qualité de l’expérience dans le bunker des berlinois dépend en grande partie de l’investissement de ces derniers. Ainsi, des situations de face-à-face peuvent aussi bien s’enrichir d’échanges complices qu’elles peuvent être complètement désamorcées par un regard volontairement fuyant. Le rapport entre fiction et réel, entre l’écran et le décors, est aussi fonction de la performance de chaque joueur. La fidélité au modèle varie, suivant qu’on arrive bien à comprendre les actions montrées en vue subjective sur son écran et suivant qu’on ait la motivation et la docilité pour se plier au jeu du miroir.

S’il arrive que le système dérape, pris au piège de son propre jeu, il n’en propose pas moins une expérience riche, intense et troublante, aux confins des écrans et des espaces physiques, dans laquelle les spectateurs sont transportés comme dans un tourbillon. Les sensations que procure Situation Rooms sont vives ; que ce soit pour l’implication qu’elle demande, ou pour la violence insoutenable de certains sujets abordés, la dernière production du label allemand ne laissera personne indemne.

Vu au Théâtre Nanterre-Amandiers,. Conception col­lec­tif Ri­mini Pro­to­koll, formé par Hel­gard Haug, Ste­fan Kaegi et Da­niel Wet­zel. Scénographie Dominic Huber. Photo Ri­mini Pro­to­koll.