Photo sans MartinePisani©LaurentPaillier

sans, Martine Pisani

Par Elisabeth Le Bail

Publié le 27 juin 2017

Dans le cadre de la 22ème édition du festival Uzès Danse, était présentée la pièce sans de Martine Pisani, créée en 2000 à la Fabrik de Potsdam. Originaire de Marseille, Martine Pisani a signé une vingtaine de créations, dont trois cycles de pièces et performances, avec la Compagnie du Solitaire, qu’elle a créée au début des années 90 à Paris. Au festival Uzès Danse en 2012, elle avait présenté deux pièces : as far as the eye can hear (créée en 2010) et Cosmos Blues (de 2012). sans est sûrement la pièce la plus connue de Martine Pisani, celle qui a le plus tourné aussi, d’abord à l’étranger, puis en France. Cette année à Uzès, c’était la 115ème représentation, et la première fois qu’elle était jouée avec un remplaçant dans la distribution.

Lors du bord du plateau à l’issue de la représentation, Martine Pisani aura une question elle aussi pour le public : savoir si la pièce était ressentie comme datée. « Non » répondront plusieurs personnes présentes, certaines n’ayant même pas pris connaissance de la date de création ; « à part les chaussures » dira une autre, faisant référence aux sandales-chaussettes portées par Laurent Pichaud dans la pièce. « Mais ce choix de chaussures se voulait déjà vintage il y a 17ans ! », lui répondront l’équipe. Les conditions et le contexte de réception ont évidemment changé depuis le début des années 2000. sans apparaît peut être moins comme un ovni dans le paysage chorégraphique contemporain, mais elle n’en demeure pas moins pertinente et singulière.

C’est une pièce qui se présente comme étant dépouillée, – intention explicitement énoncée dans le titre : sans, et sans majuscule précisément. Il n’y a pas de décor, ni de costume ; c’est sans musique, sans lumière, sans histoire, « sans prétention » ajoutera encore Martine Pisani, lors de la discussion. Mais c’est en fait une mise en scène de ce ‘sans’ très précise, méticuleuse et agissante : on n’a pas ‘simplement’ un plateau vide dans cette église de St Etienne, où se joue la pièce, mais une scène circonscrite par de hauts rideaux noirs fortement éclairée ; on a des costumes voulus de style quelconque, avec une petite touche has been, il n’y a pas aucun son puisqu’on aura des mélodies que chanteront parfois les interprètes, ou encore des moments parlés ; et le fait de laisser le public légèrement éclairé est un choix de lumière, particulièrement opérant dans la relation scène/salle. Plus qu’une représentation, c’est une expérience, l’expérience du ‘sans’ au présent de cet instant théâtral qu’est la représentation.

Pendant 55 min, depuis leurs arrivées sur scène, par le milieu du rideau côté jardin, ils vont traverser des situations, des émotions et des configurations, dans une dynamique d’enchaînement de séquences, une suite ininterrompue qui ne laisse pas de trace, pas d’effet de cause à conséquence, et met le spectateur dans une situation de présent perpétuel. Une fois les trois interprètes arrivés et placés sur scène, Laurent Pichaud commence un solo, avec une main sur les yeux, pendant que les deux autres restent debout à l’observer, chacun placé de part et d’autre de la scène. Puis on passe à une scène où ils sont tous les trois en train d’explorer tout le plateau, comme perdus ou cherchant quelque chose, jusqu’au moment où ils se retournent ensemble vers le public. Et ça enchaîne ensuite sur une séquence où Theo explique en flamand quelque chose au public, alors que Laurent Pichaud prend le rôle de traducteur. Mais peu à peu, la situation glisse, un décalage se crée entre l’original et la traduction, par le temps de parole, ou encore la concordance de la gestuelle. Et ainsi de suite, on passe du coq à l’âne, du nouveau sans arrêt. La seule répétition sera lors du dernier quart d’heure de la pièce, où les interprètes reprennent tout ce qu’ils ont fait depuis le début, mais en accéléré. La temporalité singulière de la pièce, celle du temps de l’effectuation des séquences, est aussi portée par une corporéité non virtuose, chancelante et ingénue, où la maladresse se fait poétique du présent et du dépouillement.

Il y a dans sans un détournement et un piratage des schémas habituels de représentation, tout en subtilité et avec beaucoup de finesse. Telle une équilibriste, Martine Pisani joue sur les frontières du geste et de l’interprétation, du vrai/faux, et de la relation scène/salle. Elle se sert du corps de ses interprètes et de la situation théâtrale pour élaborer une pensée critique sur le monde, par l’exploration et la mise en scène de cet espace ‘entre’, le jeu dans tous les sens du terme. Le concept esthétique ‘mâ’ en japonais n’est pas très loin :  « Etre vide, c’est être plein de rien ».

Vu au festival Uzès danse. Chorégraphie Martine Pisani, interprètes Christophe Ives (en remplacement d’Olivier Schram), Theo Kooijman, Laurent Pichaud. Photo © Laurent Paillier.