Photo © Laura Fouquere

Samedi détente, Dorothée Munyaneza

Par Leslie Cassagne

Publié le 19 avril 2018

Samedi détente : le titre de la première pièce de Dorothée Munyaneza porte avec lui le souvenir des heures insouciantes passées à écouter l’émission radio du même nom, qui diffusait les musiques faisant danser le monde entier, devenues la bande-originale des jeux des enfants rwandais. Pourtant, la pièce ne sera pas scandée par les jingles et les voix enjouées des présentateurs qui annonçaient le dernier tube pop ou rap à la mode. Elle nous propose plutôt une immersion dans l’après 6 avril 1994, lorsque sur les ondes radios les appels à la haine ont recouvert les mélodies entrainantes.

Dans une obscurité presque complète s’élève un chant au loin— en Kinyarwanda, suppose-t-on. On ne voit pas le corps qui porte cette voix, mais on le sent rejoindre le plateau depuis la salle. Sur scène, un seul point de lumière, sur les mains d’un homme qui frotte deux lames de couteau l’une contre l’autre, cogne contre un bout de bois. L’écho amplifié de ces sons dessine un subtil arrière-plan de massacre. Lorsque la lumière se fait, apparait Dorothée Munyaneza qui rythme son chant de plus en plus véhément, frôlant le cri, avec les coups qu’elle porte sur la table derrière laquelle elle se tient, puis sur laquelle elle monte, les pieds prenant le relais des mains. Elle s’arrête en plein vol, courbe son corps pour se trouver à hauteur de micro, et devient conteuse, convoquant d’une voix douce et posée les images de son histoire.

Dorothée Munyaneza a créé Samedi Détente en 2014, l’année de commémoration des vingt ans du génocide au Rwanda. Il s’agissait pour la chorégraphe de redonner vie sur scène à des corps oubliés, mais aussi de rappeler à quel point le monde entier avait détourné le regard de ces événements. « J’espérais que le monde entier nous voie », dit-elle juchée en haut d’une structure-gouvernail, comme une enfant qui joue au matelot, en regardant les satellites qui gravitent dans le ciel rwandais des nuits du printemps 1994. Elle retrouve son point de vue d’enfant et décrit ces quatre mois tels qu’elle les a vécus à l’âge de 12 ans : les voyages en camion, les nuits à la belle étoile, le petit garçon qu’elle prend sous son aile, les vaches du grand-père… Elle partage un plateau très dépouillé — à peine une table mobile, un tissu blanc qui se fait velum, écran, drap dans lequel s’envelopper, des piles de vêtements— avec deux présences d’abord périphériques, puis de plus en plus invasives. C’est une autobiographie qui devient un dialogue à trois voix : la danseuse ivoirienne Nadia Beugré et le compositeur français Alain Mahé viennent densifier la matière de souvenirs particuliers en y superposant des couches physiques et sonores, ou bien trouer le fil narratif porté par Dorothée en créant des décrochages géographiques ou temporels.

Nadia Beugré se tient d’abord immobile dans une semi-obscurité. Elle porte des baskets, de longues chaussettes de foot, et sa tête semble gigantesque, celle d’une créature monstrueuse. Dans la lumière, on s’apercevra que c’est un innocent sac à dos enfantin, orné d’une peluche, qui couvre son visage. Le corps de la danseuse se fond dans cet être double, qui se démultiplie : tour à tour enfant qui joue à la guerre, ombre de mère protectrice, corps désarticulé, jeté au sol, déshabillé. Elle porte en elle-même les forces du bourreau et de la victime, son propre bras peut venir l’étouffer, et sa force la propulser à terre. On entend le son de ses baisers contre une table et on voit un violeur, elle se retourne brutalement, immobilisée par une force invisible, elle est alors la femme attaquée. Quant à Alain Mahé, toujours visible derrière sa table de mixage, il dessine des paysages sonores qui accompagnent les paroles et les chants de Dorothée, les densifient. Les sons produits par des objets quotidiens — casserole, mortier — par sa respiration, par les musiques que crachote la radio, sont mixés en direct et prennent des teintes inquiétantes.

Alain Mahé est également le garant d’un hors-champ historique, d’une rigueur documentaire. Il raccroche les souvenirs de Dorothée à un ensemble plus vaste, porté par sa voix : il donne des dates, des chiffres, lit le récit de deux tutsis arrêtés à la frontière par des soldats français, propose une devinette — qui a dit « dans ces pays-là, un génocide, c’est pas trop important » ?  — ou par les archives sonores que diffusent un gros poste de radio à l’avant-scène. C’est une histoire connectée que proposent les trois artistes : l’expérience sur un temps long de l’enfant rwandaise y est traversée par des éclats de ces mêmes mois dans d’autres pays. Ainsi, Nadia Beugré pose la question de l’aveuglement volontaire des autres nations pendant le génocide. Avec beaucoup d’humour, elle propose une mini-conférence sur le zouglou ivoirien, musique et danse de révolte particulièrement à la mode ces années-là. Le zouglou serait donc un instrument de dénonciation, mais aussi une pratique nombriliste, dans laquelle on s’absorbe pour ne pas voir ce qui se passe autour ? C’est ce que semble avancer Nadia Beugré lorsqu’elle lance : « au moment où on dansait ce son-là, quelque part à Kigali, y avait des narines qui planaient en l’air ».

Qu’écoute-t-on ? Que regarde-t-on ? A quoi sont occupés nos corps alors que d’autres disparaissent ? Ce sont autant de questions qui résonnent en nous une fois terminée l’histoire de Dorothée, lorsque tout le plateau a été plongé dans l’obscurité et qu’une discrète musique soul, provenant du poste radio, est avalée par un bruit blanc à très fort volume, semblable à celui d’une fréquence mal réglée. En effaçant ainsi toute la matière qui a été convoquée, la pièce ne se clôt pas sur elle-même : elle pousse le spectateur à s’envisager comme un témoin supplémentaire.

Vu au Théâtre de Saint-Quentin-en-Yvelines. conception et chorégraphie Dorothée Munyaneza. Avec Nadia Beugré, Alain Mahé, Dorothée Munyaneza. Regard extérieur Mathurin Bolze. Création lumière Christian Dubet. Scénographie Vincent Gadras. Costumes Tifenn Morvan. Photo © Laura Fouquere.