Photo © Estelle Hanania

Saga, Jonathan Capdevielle

Par Boris Atrux

Publié le 27 février 2017

Créé en 2015, Saga constitue le deuxième volet de l’exploration autobiographique sinueuse et truculente de Jonathan Capdevielle, après Adieu/Adishatz (2009). Proche collaborateur et interprète de la plupart des créations de Gisèle Vienne depuis ses premières pièces, Jonathan Capdevielle revient ici sur son enfance à Ger, entre Pau et Tarbes. Saga porte bien son nom, en se constituant comme une histoire héroïque dans son absence de banalité.

Cette saga personnelle et familiale porte haut ce qu’un anglicisme dit très bien, une « recollection » de moments découpés dans des strates de mémoire et réassemblés, qu’une écriture à quatre mains, entamée avec sa sœur, fait resurgir. Ce qui apparaît ici comme un collage pêle-mêle obéit à un fort sens du tempo. La voix des quatre interprètes, Jonathan Capdevielle, Marika Dreistadt, Jonathan Drillet, Franck Saurel, s’y entremêle dans différentes formes de présences – bruitage, imitations, hors plateau, ventriloquie – et brouillent les notions de genre et d’âge. Jonathan Capdevielle, en plus de cette capacité de transformation polyphonique, endosse un grand nombre de rôles. Le comédien est capable de nous plonger sans transition dans de francs moments de drôlerie et dans des échappées vers le tragique.

Capdevielle entame cette exploration du passé par la projection en fond de scène, plongée dans le noir complet, de son journal, écrit sur minitel en direct et progressivement dicté en même temps qu’il écrit, laissant émerger la voix de Jojo en jeune garçon, par Jonathan lui-même. Déjà s’élabore une des règles de Saga : la frontière fluide et fréquemment traversé entre écriture fidèle de sa vie et réinvention permanente, la fabulation, le fantasme, le plaisir fictionnel. Chaque petit sketch ou séquence prends comme point de départ un souvenir pour venir broder autour de lui et le faire briller autrement à la lueur du présent. L’accent du Sud Ouest imprègne l’ensemble d’un ancrage local qui en accentue la saveur et la sensation de dépaysement pour quiconque n’est pas « du coin ». Le plateau vide accueille d’ailleurs un unique décor, une sorte de masse rocheuse recouverte de fourrure et munie de deux pattes d’ours, manière de figurer les Pyrénées comme terrain de vie une grande surface douce et animale.

Le paysage familial se solidifie ensuite autour de Jojo, Toyota, la sœur de Jojo, son mari rugbyman et gitan et d’autres personnages tous hauts en couleur. Parmi les multiples jeux d’entremêlement de références et de citations, de la danse du Lac des Cygnes, du loto, des DJ de San Sebastian, de Céline Dion, Hadaway et Gala, du bal de village, des petits trafics, du souvenir d’avoir participé à une performance de Pierre Joseph, ce qui passionne c’est la construction d’une image de la culture populaire dont il n’est jamais question d’en faire l’enjeu d’une raillerie ou de la louer aveuglément.

L’écriture familiale des Capdevieille combine un sens évident de l’empathie et de l’observation gourmande pour les « impondérables de la vie authentique », comme le langage anthropologique le dirait. C’est aussi la découverte et la difficulté d’assumer son homosexualité, en sourdine, qui transparait à travers le prisme familial, ni vraiment ouvertement tolérant ni vraiment homophobe, mais qui choisit d’éviter de l’évoquer sérieusement en niant à Jojo le rapport amoureux qu’il a entretenu avec son ami d’enfance, ou en blaguant assez lourdement au rythme de « si les pédés avaient des clochettes au cul… ». Le coming out semble toujours être repoussé plus avant, par la difficulté à dire et surtout à entendre.

Saga réinvestit une mémoire pleine de trous qu’elle réécrit et incarne au présent. Raconter le souvenir et le rejouer autrement installe chez le spectateur un plaisir de revivre et de réinterpréter évident, qui rappelle les jeux de rôle familiaux ou le passé se mêle constamment au présent. Ensemble de moments fondateurs de la construction d’une identité, le récit qu’il nous offre, par sa forme non-linéaire et son bouillonnement, ne cesse d’étonner, aussi parce qu’il vient qualifier des existences populaires qui peuvent trouver en nous un écho magnifique pour transformer nos propres souvenirs en saga.

Vu au Théâtre Nanterre-Amandiers. Conception et mise en scène Jonathan Capdevielle. Avec Jonathan Capdevielle, Marika Dreistadt, Jonathan Drillet, Franck Saurel. Scénographie Nadia Lauro. Photo © Estelle Hanania.