Photo Alain Scherer

Man Anam ke Rostam Bovad Pahlavan, Ali Moini

Par Céline Gauthier

Publié le 28 novembre 2016

Man Anam ke Rostam Bovad Pahlavan nous invite à partager avec le danseur Ali Moini et son double de métal l’expérience méditative de la lenteur. C’est par Rostam que j’hérite de ma gloire dit le proverbe,  le chorégraphe Iranien s’en fait l’écho au cœur d’une subtile machinerie où s’écoule le geste en devenir.

Face à nous le danseur Ali Moini est immobile et seul en scène. Seul ? Pas tout à fait : à ses côtés trône un étrange pantin, squelette de tiges métalliques provisoirement inerte. Autour d’eux et jusque sur leur peau, on remarque la présence discrète mais continue d’un réseau de câbles et de poulies, lestés par un assemblage de bouteilles d’eau alignées en fond de scène. Tout à l’heure elles composeront un élégant ballet, oscillant au rythme des mouvements du danseur. Une architecture fine mais solide, ramifiée comme une toile d’araignée.

Tout doucement, par d’infimes mouvements presque invisibles, le marionnettiste fait vaciller le pantin. Les impulsions qu’il lui transmet par les modulations continues de sa posture sont redoublées d’une omniprésente ambiance sonore, chargée de crissements et de stridulations, tel l’écho vibratoire de sa cadence intérieure. L’inépuisable diversité des gestes que le danseur accomplit, jouant de la torsion de son buste ou de la pression de ses jambes, est recueillie au creux de ses articulations par les attaches des câbles ; ils donnent la transcription spatiale des lignes de force du mouvement. Nul ne sait qui du danseur ou du pantin transmet ses impulsions à l’autre ; le solo initial se mue en étrange duo. Sans que leurs mouvements ne soient précisément semblables ils paraissent pourtant chargés d’une résonance profonde.

À la surprenante fluidité des gestes souples du pantin répond la silhouette du danseur qui sans cesse négocie son équilibre, au cœur du réseau des fils qui provoquent la chute autant qu’ils la retiennent : il s’affaisse jusqu’au sol avec une infinie douceur, presque en apesanteur. Cette conversation muette prend quelquefois l’allure d’un face à face plus offensif lorsque les gestes que le danseur communique au pantin se retournent contre lui. Il puise alors dans les ressources de la lenteur pour esquiver contre lui la répercussion de ses propres mouvements. Mais tous deux retrouvent bientôt l’équilibre serein : reliés par les mêmes fils, ils ne peuvent s’ériger l’un sans l’autre.

Alors le danseur ébauche un léger rebond moelleux de la plante des pieds qui insuffle au pantin un étrange frémissement : la marionnette paraît prendre vie sous nos yeux, animée par un rythme propre ; une pulsation presque cardiaque. Pinocchio échappe à Gepetto qui pourtant le manipule avec les précautions que l’on réserve aux infirmes. Sur l’ossature du pantin il appose des lambeaux de viande malhabilement ligotés par de frêles liens de plastique. Violemment désarticulée la marionnette flotte piteusement à quelques centimètres du sol. Face à lui, l’inquiétante silhouette du danseur à l’humanité elle aussi balbutiante, relié à ses fils comme d’invasives perfusions qui semblent prendre le poult de ses articulations. Comme si le mouvement était provisoirement ramené à ses seuls paramètres mécaniques, transmissibles par l’action d’une poulie. Dès lors chaque geste s’amenuise et le danseur enfin détache un à un les câbles qui les relient ; déchargés de leur poids aussitôt ils bondissent et les bouteilles qui les lestent s’écrasent sur le plateau : le charme est rompu.

Man Anam ke Rostam Bovad Pahlavan pourrait être la mise en chair d’un mobile de Calder, aux rouages apparents mais aux gestes imprévus. Sous nos yeux prend forme un étrange duo, presque incestueux, en tout cas saisissant parce qu’entre eux le geste nous est rendu palpable.

Vu au Théâtre de la Cité International dans le cadre du programme de la Fondation d’Entreprise Hermes New Settings. Concept et interprétation Ali Moini. Photo © Alain Scherer.