Photo Rémy Artiges

La recherche, Yves-Noël Genod

Par Nicolas Garnier

Publié le 23 février 2017

Dans sa nouvelle proposition, qu’il réserve au cadre somptueux du théâtre des bouffes du Nord, Yves-Noël Genod délaisse quelque peu ses amours baudelairiennes pour se plonger dans l’œuvre du non moins génial Marcel Proust. La recherche est la première partie d’un diptyque intitulé La Spirale du temps perdu, dont l’autre partie, La beauté contemporaine, sera très prochainement présentée en ouverture du Festival Etrange Cargo à la Ménagerie de verre. Tandis que ce dernier spectacle sera une grande œuvre collective, le premier est quant à lui présenté comme un solo. La prose merveilleusement ciselée de l’auteur de Du côté de chez Swan nourrit un one-man-show atypique où la précipitation et la recherche d’efficacité typiques du genre cèdent le pas à une temporalité distendue, presque amorphe. L’enjeu de la soirée est, précisément comme le fait Proust tout au long de son œuvre, d’explorer la malléabilité du temps, la relativité de son écoulement contre toute mesure discrète artificielle et, partant, contre toute idée d’« optimisation », en d’autres termes, l’objet de La recherche c’est la durée.

C’est donc aux bouffes du Nord, dans ce théâtre à la majesté décrépie, qu’Yves-Noël Genod se produit. Soucieux de conserver au lieu son rôle premier, aucun élément de décors ou presque ne vient créer de bulle fictive. Seuls un frêle pupitre, un canapé verdâtre et un luminaire occupent la scène, dans un subtil mélange de fonctionnalité et d’élégance. Pas de fioriture. La mise en scène dépouillée se met au service de l’immatérialité du verbe proustien. Tout semble volontairement laissé dans une forme d’inachèvement, y compris la manière dont le spectacle débute, par un faux départ. L’attention des spectateurs est rendue errante, et c’est au moment où elle commence à se dissiper qu’apparaît la silhouette nonchalante du dandy Genod.

Sa haute carcasse blonde est habillée d’une tenue rouge criarde recouverte par un authentique manteau de cuir ayant appartenu à Marcel Proust. L’accoutrement est révélateur du ton de la soirée, à mi-chemin entre l’érudition scrupuleuse et le détachement très chic. C’est donc ainsi vêtu que Genod se fait porte-voix de Proust. À la périlleuse entreprise de résumer l’inrésumable, et devant la démesure de cette tâche, il préfère la forme plus libre de la divagation éclairée, piochant pêle-mêle des fragments dans le corps du texte et les commentant tour à tour sur le mode profond ou anecdotique. Cette dichotomie ne semble pas faire grand sens pour Yves-Noël Genod qui mêle allègrement ses connaissances inépuisables à des exclamations personnelles devant la beauté de telle ou telle formule. Son rapport au texte est incarné, intime sans être excluant, tout au contraire. Genod, ruminant les mots de Proust jusqu’à en devenir habité, parvient à rendre palpable son attachement, et sa formidable lecture transfigure encore l’œuvre originale.

Il ne faudrait pas croire pour autant que La recherche consiste en cette seule performance de lecteur. Pendant que Genod déclame sa prose, le son semble prendre son autonomie, des échos fantomatiques résonnent dans la salle, une foule invisible applaudit à tout rompre, la lumière n’est pas en reste, l’éclairage de la salle tressaille, les lampes vacillent, s’éteignent puis se rallument. Asynchrones, des spots composent un magnifique ballet silencieux, tout en nuances et en teintes, qui vient se superposer à la performance du comédien impassible. Si ce dernier est bien la seule personne que l’on voit sur scène, il n’est cependant pas l’auteur unique de la mise en scène. Philippe Gladieux à la lumière et Benoît Pelé au son, ayant déjà œuvré sur 1er Avril, composent avec Genod un véritable trio dont les partitions dialoguent sans se paraphraser.

L’ensemble des trois propositions se retrouvent dans leur sobriété, le résultat est une expérience toute en retenue, toute en silence et en longues inspirations. Comme on l’a déjà dit, l’objet autour duquel s’exercent les trois compères c’est l’écoulement du temps, la durée. Genod le dit d’ailleurs lui-même, il espère bien que personne ne sortira en s’exclamant, « on n’a pas vu le temps passer ! ». Non, au contraire, ce qu’il cherche dans sa Recherche c’est à rendre le temps épais. D’où la forme amorphe de la proposition, son rythme de croisière nonchalant, tantôt passionné, tantôt lancinant, la construction du spectacle suit jusque dans leurs moindres circonvolutions les replis baroques des phrases proustiennes. Comme elles, La recherche nous embarque, nous entraîne dans son flot et nous ballotte au gré des tours et détours d’une construction toute entière faite de déports, de décalages et parenthèses. Quand on touche finalement au but c’est presque comme si on avait oublié le point de départ, et pourtant on sait que le voyage fut agréable.

Fidèle à sa vision romantique de la création, Yves-Noël Genod propose avec La recherche une méditation tout à la fois détachée et passionnée sur la Littérature et le Génie. Il fait de Proust le parangon de son absolu littéraire, l’archétype du génie tout entier absorbé dans la grande cause de l’Art pour lui-même, seul être suffisamment courageux pour se consacrer pleinement et uniquement à cette immense et glorieuse tâche. Dans le monde que Genod partage avec Proust, l’intellect et la raison sont éclipsés au profit d’un univers de sensations et d’émotions où les maîtres-mots sont « l’instinct » et « l’impression ». C’est la grande réussite de cette Recherche que de parvenir à nous faire non seulement sentir mais entrer dans ce monde, ne fut-ce que pour une poignée d’heures.

Vu au Théâtre des Bouffes du Nord. De et avec Yves-Noël Genod. Lumières Philippe Gladieux. Son Benoît Pelé. Photo © Rémy Artiges.