Photo Rain live 2016 Anne Van Aerschot

Rain, Anne Teresa de Keersmaeker

Par Nicolas Garnier

Publié le 16 juin 2017

Présentée pour la première fois en 2001 au théâtre de La Monnaie à Bruxelles, Rain s’est progressivement imposée comme une des pièces phares d’Anne Teresa de Keersmaeker. La complexité formelle et la virtuosité géométrique qui la caractérisent sont devenues au fil du temps autant de marques de fabrique de la chorégraphe flamande. Quinze années plus tard, si la Music for 18 musicians de Steve Reich constitue toujours la base musicale de la performance, c’est avec un nouveau casting de danseurs venus des quatre coins d’Europe que la pièce trouve une seconde jeunesse. Les sept femmes et trois hommes qui composent la nouvelle garde de la compagnie Rosas endossent avec brio l’héritage chorégraphique et parviennent à renouveler l’exploit d’allier au tour de force technique un souffle ineffable, léger et poétique.

L’apparente sobriété de la mise en scène ne doit pas induire le spectateur en erreur. La scène semble vide, enclose dans un mur circulaire de cordes tombantes, mais un dense tapis de figures géométriques recouvre le sol. Un entrelacs de lignes droites et de cercles concentriques anticipent déjà sur l’intense ballet qui s’apprête à déferler. La structure de Rain est d’une très grande complexité, les repères au sol jouent tout autant le rôle d’aide visuelle pour les performeurs que de rappel visuel pour la structure géométrique sous-jacente. Le dense réseau de vecteurs est là pour ordonner les déplacements de la meute de corps qui se fait et se défait avec une rigueur stupéfiante. Suivant la pulsation régulière et entêtante de la partition musicale minimaliste, les danseurs parcourent l’espace tambour battant, tantôt marchant, tantôt courant, tantôt tombant mais toujours se relevant avec grâce. La communauté multiforme est traversée par un faisceau de directions adjacentes sans être identiques, et ce faisceau agrège et dissout les corps avec une force régulière et impassible. Les mêmes trajectoires concentriques qui amènent les corps à se coller dans un alignement parfait les font aussitôt s’éloigner avec la même évidence, avec la même certitude légère.

La proposition de de Keersmaeker est par dessus tout une tentative de penser l’unique et le multiple dans une tension permanente qui n’est pas pour autant dialectique car elle ne suppose aucune résolution. Au contraire, comme elle l’explique, la figure clé pour comprendre la composition de Rain est la spirale décentrée du nombre d’or. Autrement dit une structure non symétrique, en perpétuel déséquilibre. Et ce déséquilibre devient moteur. La perfection des formes géométriques que composent les corps dans l’espace est renvoyée au statut précaire de figures éphémères et évanescentes. Le fourmillement des formes dégage l’impression d’une énergie tout à la fois rigoureuse et désinvolte qui s’épanouit dans une constante fluctuation.

Paradoxalement, le formalisme géométrique de la partition n’éteint pas le spectacle. Au contraire, la grande force de Rain tient dans cette douceur poétique qui est distillée par tout cet arsenal technique. Des mots mêmes de de Keersmaeker, la forme n’est jamais une fin en soi, mais toujours un outil pour produire une émotion. À ce titre, le travail sur l’éclairage et les costumes n’est pas étranger à l’émotion finale. Confiés respectivement à Jan Versweyveld et au couturier Dries Van Noten, la lumière et les vêtements concourent à former une palette chaleureuse qui creuse dans toute la gamme du rose à l’oranger.

Quinze après sa première présentation, le spectacle d’Anne Teresa de Keersmaeker reste en tout point époustouflant. L’alchimie opère toujours autant entre la complexité géométrique de la chorégraphie, la légèreté et la grâce des danseurs, l’hypnotique partition musicale et la délicatesse de la mise en scène.

Vu au Sadler’s Wells Theatre à Londres. Chorégraphie Anne Teresa De Keersmaeker. Avec Laura Bachman, Léa Dubois, Anika Edström Kawaji, Zoi Efstathiou, Yuika Hashimoto, Laura Maria Poletti, Soa Ratsifandrihana, Frank Gizycki, Lav Crnčević et Luka Švajda. Photo © Anne Van Aerschot.