Photo La Démangeaison des ailes Philippe Quesne © Philippe Granier

Philippe Quesne, La réalité prodigieuse

Par François Maurisse

Publié le 14 mars 2018

Si cette saison le directeur de Nanterre-Amandiers ne présente pas de nouvelle création, il a choisi de montrer, dans son fief, trois de ces anciennes pièces. La Démangeaison des ailes (2003), sa première création, L’Effet de Serge (2007), pièce sur-mesure pour le fidèle Gaëtan Vourc’h, et La Mélancolie des Dragons (2008), rêverie post-punk dans un paysage enneigé. Une écriture de plateau calme et débonnaire, des interprètes devenus des compagnons de route, un accent placé sur l’idée d’un merveilleux accessible et bricolé, comme autant de points communs entre ces pièces, devenues à la fois chefs-d’oeuvre et clefs de voute d’un répertoire fourni et éminemment cohérent.

Avant tout chez Philippe Quesne, le titre est programmatique. Choisi tôt dans la création du spectacle, il lui permet de dégager des axes dramaturgiques clairs à travers une multitude de tableaux différents qui s’enchaînent. La Démangeaison des ailes explore par l’image, la musique et la vidéo la thématique de l’envol, mais souvent un dysfonctionnement vient enrayer la machine. Un ordinateur qui buggue, Icare qui se brûle les ailes … Autant de tentatives échouées, pointant les endroits d’achoppement entre réalité et fiction, pour démystifier le quotidien sans pour autant le dépouiller de ses petits enchantements.

Même procédé dans L’Effet de Serge, le dispositif ressemble étrangement à la situation réelle : un homme, Serge, invite régulièrement ses amis pour leur présenter des performances aussi simples les unes que les autres. Exploitant des effets spéciaux des plus communs (un feu de Bengale planté sur une voiture téléguidée, un son et lumière dont les seuls ingrédients sont La Chevauchée des Walkyries et des phares de voiture, un projecteur lasers déniché dans un magasin de matériel festif, un effet de télépathie grâce à une voix off pré-enregistrée …), le spectacle parvient à mettre au jour dans le vernaculaire une magie envoutante.

Scénographe de formation, Philippe Quesne cultive un goût certain pour la confection d’images fortes, évocatrices, fascinantes et ce malgré une économie de moyens relative. Dans La Mélancolie des Dragons, un groupe de rock chevelu s’entiche d’une passante (Isabelle Angotti) et décident de lui faire la démonstration d’une multitude de petites actions qui sont censées animer un parc d’attraction itinérant, dont l’ouverture est imminente. S’ils se contentent de gonfler de simples bâches à l’aide d’un ventilateur, de mettre en marche une machine à fumée, de ré-arranger le déchirant Still Loving You des Scorpions à la flûte à bec, ils n’emploient somme toute que des matériaux pauvres et des artifices basiques. Isabelle Angotti (et par la même le public) n’en reste pas moins médusée, captivée par un dernier tableau, aussi inquiétant que sublime.

Dans les trois spectacles, une curieuse communauté se retrouve au plateau, comme rassemblée par la force des choses. Portée par des présences accueillantes et détendues, la mise en scène met en jeu des rapports bienveillants entre les individus. Des liens sont également tendus vers la salle, vers des spectateurs s’identifiant aisément aux personnages qu’ils voient face à eux, tant le trouble entre fiction et réalité est entretenu. Si dans L’Effet de Serge, des personnages sont eux-mêmes des spectateurs invités à assister à une performance, dans La Mélancolie des Dragons, Isabelle Angotti endosse un rôle de passeuse, découvrant en même temps que le public le jeu des artifices théâtraux, jusqu’à la dernière scène dans laquelle elle se retrouve seule dans un paysage transformé, de dos, face aux coussins gonflables géants, non sans rappeler le personnage du Voyageur contemplant une mer de nuages (1818) du peintre romantique allemand Caspar David Friedrich (tableau qui a par la suite inspiré Philippe Quesne pour sa création Caspar Western Friedrich (2016), pour les comédiens du Kammerspiele de Munich).

Chez Philippe Quesne, non seulement les mécanismes du spectaculaire et de la fiction sont dépouillés, mais sans doute sont-ce les coutures mêmes des oeuvres, les rouages du théâtre en train de se faire qui sont les plus franchement mis à nus. Ce qui est sûr, c’est que dans le répertoire du metteur en scène, la fiction dévoile ses astuces, les artifices sont systématiquement déjoués, comme si finalement il cherchait à nous prouver qu’avant tout, la réalité est déjà prodigieuse.

Du 15 au 18 mars, La Démangeaison des ailes, Nanterre Amandiers
Du 20 au 24 mars, L’Effet de Serge, Théâtre du Point du Jour à Lyon
Du 17 au 21 avril, La Mélancolie des Dragons, Théâtre du Point du Jour à Lyon

Photo La Démangeaison des ailes © Philippe Granier