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Nicht Schlafen, Alain Platel

Par Nicolas Garnier

Publié le 20 septembre 2016

Dans sa nouvelle création Nicht Schlafen, le chorégraphe belge Alain Platel propose de revenir à l’orée du XXème siècle et à l’œuvre majeure de Gustav Mahler, qui fait la liaison entre le romantisme et la modernité musicale. De la modernité il est également question à propos des colonies européennes, et notamment à propos du Congo dominée à l’époque par la Belgique. Confrontant les traditions européenne et congolaise, Platel aborde la question de la domination culturelle et du métissage entre deux cultures. Les danseurs se confrontent, s’agglutinent et se repoussent, se cherchent, se frôlent et s’agressent dans une lutte muette et sensuelle aux rythmes alternés des liede de Mahler et des chants traditionnels congolais.
 
Pris de frénésie, les danseurs se jettent violemment les uns sur les autres, s’agrippent, se tordent et déchirent implacablement leurs vêtements. Libérés de leur gangue textile, les corps bandés, luisant après l’effort, sont alors prêt à se lancer dans une chorégraphie labile et désarticulée, toujours à la limite de la cacophonie gestuelle. Une contagion organique et incontrôlable semble parcourir la horde. L’énergie qui anime les danseurs est trouble, primaire, libidinale. Les corps muets ainsi élancés dans une communication physique ont quelque chose de bestial. Y fait écho la scénographie toute en animaux pseudo-empaillés réalisée par la plasticienne flamande Berlinde De Bruyckere.
 
Lorsque que deux « mâles » s’affrontent en duel, la bande son fait alors entendre des râles d’animaux étouffés tandis que leurs muscles entrent en collision, avec violence et sensualité. Quand l’un des deux cède, son corps inerte devient simple objet pour les autres. Les membres de la meute attentive qui entourait à distance les opposants s’approchent et tâtent anxieusement la masse chétive. Le corps est tiré de part et d’autre, chacun veut son bout. Dans une scène évoquant le massacre de Penthée, le danseur inerte est écartelé, victime d’une rage agonistique aussi bien qu’érotique.
 
Toute la performance est ainsi parcourue par des envolées dionysiaques, élans corporels où les interprètes semblent soumis aux pulsions les plus basiques. Mais l’ombre planante de Dionysos passe aussi par les figures grotesques qui parsèment le spectacle. Tels des satyres en rut les danseurs adoptent des positions explicitement sexuelles et grossières. Le décalage avec la musique de Mahler n’est alors subtile tant on connaît son attrait pour les musiques populaires, voire grivoises.
 
Lorsque des rythmes congolais finissent par résonner, une forme de légèreté s’empare des corps. Le rythme est plus rapide, plus enlevé, le chant vif et gai, l’apparence moins grave que celle des symphonies romantiques. Les sonorités africaines se métissent alors aux airs symphoniques, mais cette parenthèse ne dure que trop peu et lentement la troupe retourne à ses errements sourds et brutaux. La gravité allemande dominera pour le reste du spectacle, jusqu’à une fin en apothéose où le premier mouvement de la deuxième symphonie de Mahler sera joué en intégralité sur une chorégraphie grotesque et lascive. Les corps volubiles et hilares célébrant une forme d’énergie contagieuse contenue dans la musique du compositeur.
 

Avec Nicht Schlafen, Alain Platel réussit à faire dialoguer la musique du célèbre compositeur Gustav Mahler avec des formes plastiques exotiques et troubles. Sa mise en scène faite d’infinis décrochages, alliée à la virtuosité de ses interprètes dont le corps est tout à la fois démantibulé et magnifié, compose un vibrant hommage au compositeur autrichien.

Vu à La Bâtie – Festival de Genève. Mise en scène Alain Platel. Composition et direction musicale Steven Prengels. Scénographie Berlinde De Bruyckere. Photo © Chris Van der Burght.