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Pichet Klunchun and myself, Jérôme Bel

Par Céline Gauthier

Publié le 23 novembre 2017

Pichet Klunchun and myself se compose d’un double portrait, pensé à la manière d’un long entretien entre le danseur thaïlandais Pichet Klunchun et le chorégraphe français Jérôme Bel. Sur la scène seulement recouverte d’un parquet blond, les deux artistes se font face, assis à bonne distance l’un de l’autre. Tour à tour ils s’interrogent sur leur parcours et leurs désirs de danseurs, la relation parfois conflictuelle qu’ils entretiennent à leur pratique corporelle, pour des raisons esthétiques ou plus politiques. Le long combat de Pichet Klunchun pour la préservation du Khôn, la danse traditionnelle thaïlandaise menacée par le pouvoir en place parait inconciliable avec les recherches avant-gardistes de Bel ; c’est pourtant par le dialogue et le partage de gestes communs que leur échange trouve sa force et dépasse la seule mise en scène d’un clivage entre les danses d’Orient et les performances radicales de la scène européenne contemporaine.

Par l’entremise d’une narration autobiographique les deux artistes partagent quelques bribes de leurs conditions de vie et de création, l’emprise d’un contexte social sur leur travail chorégraphique. Au dialogue se mêlent aussi de brèves démonstrations de phrases dansées, puisées dans le répertoire du Khôn ; une gestuelle proche du taï chi, où les mouvements sont lents, parfois suspendus. Le danseur oscille d’un pied sur l’autre tandis que du bout de ses doigts, dans ses poignets déliés surgissent des figures d’hommes et d’animaux : une gratouille sur le bras évoque le personnage du singe, le passage de la parallèle à l’en dedans celui de l’homme à la femme.

Face à lui, Jérôme Bel occupe une posture labile qui lui est chère : il mène l’interrogatoire du danseur avec un aplomb et un détachement surprenant pour celui qui, malgré le postulat d’un fossé culturel, pratique finalement le même art que lui. Cette duplicité affleure lorsque Pichet Klunchun entreprend de lui transmettre une phrase de sa danse : bien qu’il s’en dédise il parvient sans mal à incorporer des gestes dont il évoque pourtant l’étrangeté, témoignant malgré lui de la contiguïté de leurs savoirs corporels. Bel se fait aussi sans relâche le relai du public, dont il traduit les étonnements, les incompréhensions aussi parfois : habitués à ne considérer des corps en mouvement que les lignes et les figures tracées dans l’espace qu’ils habitent, nous demeurons aveugles à des gestes empreints d’une symbolique ancestrale. Lorsque Pichet Klunchun dit danser une scène d’une violence inouïe nous n’y voyons que de doux mouvements ; à mesure qu’il nous dévoile les entrelacs symboliques et énergétiques qui nourrissent sa pratique on voit se dessiner l’imaginaire d’une danse théâtrale et pantomime : le port altier de sa tête est en réalité contraint par le poids d’un masque, la cadence de ses pas réglée par le chant mélodieux d’un conteur dont les paroles relatent des récits guerriers ou amoureux.

Avec Pichet Klunchun and myself, Jérôme Bel parvient à souligner avec finesse la pluralité des manières de se vivre danseur, depuis la perpétuation d’une tradition millénaire jusqu’à la recherche d’un amenuisement des gestes et le refus du spectaculaire. La pièce se teinte parfois d’une tentation autocritique, derrière laquelle pointe toujours un trait d’humour, une douce ironie dans un sourire ou le timbre de la voix.

Vu au Centre Pompidou dans le cadre du Festival d’Automne à Paris. Concept, Jérôme Bel. De et par Jérôme Bel et Pichet Klunchun. Photo © association R.B.